04. Je vais pas lui balancer son plat à la figure promis ! Pas tout de suite ...

Assiette main droite puis assiette main gauche puis assiette bras gauche dans la main droite puis sur la table. Voilà, fait ! Elle avait réussi à servir une table sans rien casser et avec un grand sourire en prime. Et les clients étaient contents. Maintenant, elle n'avait plus qu'à retourner en cuisine pour recommencer son numéro d'acrobate ... C'était dans ce genre de moment qu'elle regrettait de ne pas avoir fait l'école du cirque ou un truc du même genre. Au moins ça lui aurait donné un peu plus de stabilité -et elle n'aurait pas brisé autant d'assiettes les premiers jours ...
Parfois Vérité se demandait pourquoi elle avait voulu trouver un travail. Ce n'était pas non plus comme si sa famille était dans le besoin et elle avait un peu d'argent de poche. Bon, d'accord, peut-être qu'elle en recevait un poil plus que la moyenne ... En tout cas, elle n'avait pas de problèmes du côté de l'argent. Alors pourquoi devait-elle se farcir ces numéros de clown tous les soirs ? Ah oui c'est vrai ! Pour s'habituer à entendre parler américain autour d'elle, essayer de s'établir quelques contacts (vu le potentiel sympathie des clients, elle en doutait encore) et prendre son indépendance. Et aussi parce que Daddy avait menacé de lui couper les vivres (si si !) si jamais elle ne trouvait pas rapidement un endroit où travailler. Donc elle se retrouvait, comme tous les autres soirs de la semaine, à jongler entre les assiettes, les verres, les serviettes et les couteaux. Ajoutez à cela un patron tyrannique qui semblait penser que son temps d'adaptation devait être passé vu que ça faisait quand même trois mois, qu'elle travaillait ici, et elle se retrouvait actuellement avec l'envie de prendre ses jambes à son cou.
Malgré tout, elle retourna en cuisine chercher sa prochaine commande sans rechigner, sans se plaindre, sans faire la moindre tentative d'évasion. Et elle ressortit avec un grand sourire plaqué sur le visage, en essayant de le faire paraître un minimum sincère. Hors de question qu'en plus elle reçoive des plaintes parce qu'elle avait l'air mal aimable !

- Et voilà, une grande assiette de poulet sauté pour le monsieur et un plat végétarien pour la dame. Passez une bonne soirée.

Elle adressa une légère courbette aux clients et aller retourner à la cuisine lorsqu'une voix l’interpella.

- Vérité, tu peux t'occuper de la jeune fille, là-bas ?
- Tout de suite patron ! répondit-elle en adressant un clin d'oeil à sa collègue.

Heureusement qu'elles s'entendaient bien sinon ça fait belle lurette qu'elle aurait balancé son tablier et claqué la porte en se promettant de ne plus remettre les pieds dans ce restaurant. Elle s'approcha donc de la jeune fille blonde avec un grand sourire sur les lèvres. Une adolescente ne pouvait pas lui faire grand mal pas vrai ?

Inspectant une dernière fois son reflet dans la vitrine du restaurant, Andie plissa avec maladresse et brusquerie les pans de sa robe. Bien que Cissy et Nina lui eussent spécifié que le Breasticks était un endroit chic seulement pour les plus ringards de la ville, Andie avait jugé bon d'écouter les commentaires qu'en faisaient les élèves plutôt banals du lycée, elle qui se considérait davantage à leur niveau. On lui avait alors conseillé de s'habiller avec une certaine élégance, chose à laquelle elle n'était pas habituée, et c'était avec une application toute particulière qu'elle avait choisie sa tenue, sous la supervision un peu trop ardente de sa mère. Elle avait alors opté pour une robe à fleurs tout droit sortie de l'armoire de Mrs. Lloyd, sur laquelle elle avait superposé un léger cardigan en laine vert qui, selon sa mère, passait facilement pour du cachemire. Fidèle à elle-même, Andie avait bien entendu enfilé ses santiags préférées, simplement dans l'espoir de se rassurer que tout ceci lui ressemblait et qu'elle était parfaitement maîtresse de la situation. C'était bien entendu faux, et depuis les quelques jours qu'elle côtoyait l'élite de McKinley elle ressentait le besoin curieux de se plier à ses exigences, de peur de devoir subir un courroux bien plus menaçant que celui d'un troupeau de vaches en colère.
Un frisson parcourut son échine, signe qu'elle devait entrer au plus vite au risque de geler sur place. L'hiver semblait s'être bien installé et n'était pas prêt à partir, et avec lui elle devait apprendre à résister au froid sans rechigner si jamais elle voulait avoir une chance de rejoindre l'équipe des Cheerios. Pour cette raison elle n'avait pris aucun manteau et avait fait en sorte que son père la dépose aussi prêt de l'entrée que possible. Après un dernier coup d'œil furtif dans la vitre, elle poussa la porte, et chercha immédiatement du regard ses deux comparses, qui l'attendaient sans doute déjà. Andie n'était pas très ponctuelle, mais jusqu'ici elle n'en avait jamais fait les frais. Elle se contentait d'arriver lorsqu'elle le pouvait, sans même ressentir le besoin de formuler une quelconque excuse. D'un signe de la main, elle signifia sa présence, tandis que Cissy lui spécifiait avec insistance la table à laquelle elle devait s'asseoir. Ce fut donc d'un pas assuré qu'elle se dirigea à sa place, une moue songeuse pendue au visage.

Andie savait ce qu'elle était censée faire, mais elle avait du mal à comprendre l'enjeu de cette mise en scène. Quitte à venir à bout de cette initiation, la texane préférait rester fidèle à ses convictions et à ses racines, si bien qu'elle avait décidé de prendre l'accent le plus prononcé que jamais pour s'adresser à la serveuse. Cette dernière n'était autre que Vérité - un prénom très bizarre selon elle - MacFillan, une petite française qui avait débarqué à Lima depuis peu. Cette pauvre fille avait assez de points communs pour s'entendre avec Andie, mais Cissy en avait décidé autrement, et lui avait ordonné avec condescendance de la faire tourner en bourrique jusqu'à ce qu'elle en pleure. La blonde avait accepté lorsque Nina avait prétexté un jeu de rôle auquel les Cheerios s'adonnaient souvent, d'autant plus que Vérité faisait apparemment partie du complot et qu'elle adorait être posée en victime.
Un peu plus loin, Cissy l'encourageait avec un pouce en l'air et un sourire bien trop angélique pour être vrai. Mais Andie n'était pas assez intelligente pour discerner le vrai du faux, encore moins chez quelqu'un d'aussi manipulateur que Crystal Clark. Elle lui rendit alors son sourire tandis que Vérité s'approchait d'elle d'un pas enjoué. "Hey y'all !" prononça Andie avec son meilleur accent texan. Elle n'avait même pas jeté un coup d'œil à la carte qu'elle se lançait déjà dans des questionnements plus idiots les uns que les autres. "Vous servez quoi ici exactement ?" demanda-t-elle en la fixant d'un air aimable. C'était comme si d'un coup elle avait totalement oublié la raison de sa présence et que les questions qu'elle se posait étaient véritablement les siennes. "Est-ce que la viande que vous servez vient du Texas ? Parce que je mange seulement ce qui provient du Texas. De toute façon on produit rien en Ohio, il fait trop froid." conclut-elle en constatant le ciel couvert qu'il faisait dehors. Dieu que la chaleur du Texas lui manquait ! Elle avait d’ailleurs débité ce flot de paroles à une vitesse fulgurante sans même le faire exprès, dans ce qui s’apparentait à un marmonnement incompréhensible pour quelqu’un qui n’avait jamais mis un pied dans le Sud des États-Unis, ce qui clairement n’était pas le cas de Vérité. Le challenge serait peut-être plus facile que prévu...

Vérité venait à peine de s'approcher de la blonde que celle-ci commença à débiter à toute vitesse un flot de paroles incompréhensibles avec un fort accent que la française analysa rapidement comme venant du sud. Elle grimaça car, s'il y avait bien un truc qu'elle avait appris en quatre mois à travailler ici, c'était que les clients détestaient être repris à cause de leur accent. La plupart du temps, d'ailleurs, ils refusaient même de répéter ce qu'ils venaient de dire sous prétexte qu'une serveuse devait être capable de comprendre les demandes de ses clients, et ce même s'ils parlaient avec une patate chaude dans la bouche.

La jeune femme se savait coincée. Impossible de demander à cette fille de répéter sa demande et impossible également d'aller voir sa collègue pour lui demander de s'en occuper à sa place car celle-ci avait été très claire : tu es ici depuis assez longtemps pour pouvoir te débrouiller seule. Il ne lui restait donc plus qu'à essayer de trouver une parade pour répondre à la demande de sa cliente. Heureusement, elle avait eu droit à son arrivée à un magistral cours sur les accents américains. Au moins, elle savait que la jeune femme en face d'elle était texane, même si ça ne l'aidait pas à déchiffrer ses paroles.
Alors qu'elle réfléchissait à toute vitesse, se demandant ce qu'elle pourrait bien faire de cette information, elle observa la jeune femme qui lui faisait face. Habillée avec une certaine classe mais sans en faire trop, elle avait une allure que Vérité savait ne jamais pouvoir atteindre, elle qui s'habillait toujours de manière joyeuse et colorée mais sans vraiment tenter de se mettre en valeur. Elle remarqua que, malgré tout, sa blonde cliente semblait attachée de l'importance à ses origines car elle portait au pied une paire de santiag qui détonnait légèrement avec le reste de sa tenue et l'impression qu'elle tentait de donner. En fait, c'était comme si ces chaussures étaient le seul élément de sa tenue avec lequel elle semblait à l'aise.

Vérité en était là dans ses réflexions lorsque la réalité la frappa de plein fouet. Il lui fallait une idée et vite ! Si cette fille faisait un scandale parce qu'elle tardait trop à la servir, elle était bonne pour la porte. Si elle était incapable de comprendre sa cliente, les choses pourraient très vite mal tourner pour elle. Car il avait toujours était évident que, quoiqu'il arrive, le personnel était toujours coupable, même quand il était prouvé que la faute revenait au client. Finalement, une idée lui traversa l'esprit. Certes pas très brillante ni très subtile mais c'était tout ce qu'elle avait sous la main pour le moment. Et au moins, ça lui donnerait une excuse pour s'éclipser discrètement quelques minutes et pester sur l'égoïsme profond des gens.

- Voulez-vous que j'aille demander au chef s'il peut vous préparer une spécialité texane ?

Elle avait utilisé son meilleur accent américain et tentée de paraitre le plus aimable possible, voix douce et grand sourire amical placardé sur le visage en option. Avec un peu de chance, son interlocutrice lui donnerait le nom d'une spécialité que le chef accepterait de préparer, l'histoire serait réglée et elle pourrait rentrer chez elle pour prendre une bonne douche et profiter d'une bonne et longue nuit de sommeil.