Sa fourchette plantée au centre de son assiette débordant de petit-pois sûrement avariés, Harper fixait intensément l’horizon qui s’offrait à elle, la tête doucement inclinée sur le côté de son épaule. Sauf qu’en réalité, ce n’était pas l’horizon peuplé d’élèves grouillant comme des insectes entre les tables du self qu’elle fusillait du regard, c’était quelqu’un. L’obstination qu’elle mettait à ne pas ciller en pensant exciter la curiosité de la personne qu’elle regardait était idiote, mais l’adolescente ne pouvait se raisonner à directement aller parler à la jeune fille qui se trouvait à quelques mètres en face d’elle. Mackenzie Kennedy était arrivée à WMHS au tout début de l’année scolaire. Immédiatement, Harper l’avait reconnue. Ce n’était pas une jeune fille lambda que le principal Figgins avait accepté d’intégrer dans son école, c’était une championne de gymnastique. Sans doute qu’il devait le savoir. Figgins était du genre à vouloir faire de son établissement scolaire un lieu à côtoyer malgré l’aura de loser d’une bonne quantité des élèves qui y suivaient leurs études et même du corps enseignant, Timothy Ainsworth et Seth Catalano en chefs de file. Enfin. La gymnastique n’était pas le sport de prédilection de Harper. Cela n’empêchait pourtant pas qu’elle suivait les compétitions de cette discipline depuis qu’elle était gamine avec une avidité telle qu’elle était capable d’énumérer un nombre impressionnant de jeunes athlètes, de son année de naissance à nos jours, sans même à avoir à vérifier si la liste était juste ou non. Mackenzie, elle l’avait vu à de nombreuses reprises fouler le sol des compétitions officielles, quel choc se fut lorsqu’elle la croisa au détour d’un couloir un mois seulement après le début des cours. Directement, Harper s’était posé une question : que diable Mackenzie fichait-elle dans un lycée aussi minable que McKinley ?

S’il y avait bien quelque chose qui faisait envie à Harper, c’était la vie de sportif professionnel. Elle était honnête avec elle-même cependant, même si c’était douloureux. Elle était peut-être intelligente et douée pour les études, mais ses problèmes familiaux et l’argent qui manquait la ferait moisir ici jusqu’à la fin de sa vie. C’était ça qui la rendait aigrie et agressive, davantage que de vouloir à tout prix préserver la dignité de sa famille. Elle poursuivait un rêve inaccessible, elle n’était pas sans le savoir. Si elle courait avec autant de force et d’ambition, c’était dans l’espoir d’être repérée pour sortir de la vie infernale qu’elle vivait depuis des années et obtenir une bourse, mais elle savait au plus profond d’elle-même que cette chance n’arriverait jamais, et ça la rendait malheureuse. Alors, elle se battait pour autre chose, elle n’avait pas vraiment le choix, à vrai dire. Harper avait lu dans les journaux que sa camarade de classe avait été blessée lors d’un tournoi, ça avait fait les choux gras de la presse sportive à une certaine époque. Ça aussi, ça la rendait triste. Sans doute était-ce pour cette raison que Mackenzie avait atterrie à Lima ; son rêve s’était brisé, elle n’avait plus rien à quoi s’accrocher. Harper avait de la peine pour elle. Néanmoins, elle ne pouvait s’éviter d’être en colère contre elle en même temps. Si vraiment elle était blessée, pourquoi ne reprenait-elle pas les entraînements pour essayer de remonter en selle ? Sa carrière n’était pas forcément terminée, son nom était connu dans le monde du sport, Harper était certaine qu’on l’accueillerait à bras ouverts. Si elle avait été à sa place, Harper aurait sûrement fait tout son possible pour se donner les moyens de revenir en force, et couper l’herbe sous le pied à tous ceux qui disaient qu’elle était finie. Se terrer dans un patelin comme Lima, c’était de la folie.

Fixer Mackenzie lui avait fait perdre l’appétit. Non pas que la jeune fille fut repoussante. Au contraire, elle était plutôt mignonne. C’était encore un mystère, d’ailleurs. Cette façon qu’elle avait de se fondre dans la masse alors qu’elle avait le physique d’une reine de beauté membre des cheerleaders. Elle ne profitait pas de sa gloire passée pour draguer les garçons ou se faire des amis, c’était respectable, de l’avis d’Harper. Après des mois d’observations, cette dernière avait compris qu’elle était de nature solitaire. C’était tant mieux pour elle, elle serait plus facilement abordable. Laissant tomber sa fourchette dans son assiette qui éclaboussa un peu partout, faisant rouler des petits-pois au sol et sur la table, Harper empoigna l’orange sur son plateau qu’elle ne débarrassa pas, et se leva de sa chaise qui racla le sol dans un bruit qui passa toutefois inaperçu au milieu du brouhaha voisin. Elle était impressionnée par Mackenzie, mais elle n’était plus rien maintenant, elle n’avait pas à craindre de se faire rabrouer. Quand bien même, elle se savait assez grande-gueule pour tourner la situation à son avantage en lui faisant regretter d’avoir osé l’envoyer balader. Commençant à éplucher son orange, la jeune fille slaloma entre les élèves qui passaient dans l’allée, et une fois devant la table de l’ex-gymnaste, tira une chaise pour s’asseoir en face d’elle. Harper ne lui accorda pas un regard, continuant d’écosser son fruit avec habilité.

« Tu sais, je connaissais une fille qui faisait du sport de haut niveau. Elle était douée, je crois même qu’elle avait dans l’espoir de participer aux Jeux olympiques. Elle paraissait sympa, plus que les autres concurrentes en tout cas. On devait avoir le même âge ou à peu près, mais peu importe. » Sans casser l’épluchure de l’orange qui forma une boucle suspendue au-dessus de la table lisse, Harper continua sur un ton absent, ses cils fendant l’air tant elle était concentrée sur son discours et sur son fruit entre ses mains agiles « Je vais même t’avouer un truc : j’étais un peu jalouse de cette fille. C’est vrai quoi, c’est le rêve de tout sportif d’atteindre un tel niveau d’excellence que les JO deviennent une évidence. » Son orange épluchée, Harper esquissa un sourire satisfait, tournant le fruit débarrassé de sa peau entre ses mains ; c’était moche, une orange. Reprenant ses esprits, elle chassa d’une pichenette la peau sur la table, et se hâta de détacher les quartiers d’orange qu’elle disposa en rang serré devant elle. Elle en prit un, le fit glisser entre ses lèvres et croqua dans la pulpe avant d’avaler sa bouchée. Enfin, elle releva les yeux et cette fois, fixa Mackenzie droit dans les yeux, puis prenant une expression faussement interrogatrice, elle ajouta « Tu la connais, cette fille, Mackenzie ? » Devant l’absence de réponse de la jeune fille, Harper sonda l’expression de son visage. Elle avait l’air plutôt timide, si elle lui faisait peur, elle avait perdu son pari, parce que ce n’était pas ce qu’Harper cherchait. Aussi, elle engloutit le reste de son quartier d’orange, et élargissant son sourire en avalant, elle joint ses mains devant elle, continuant sur un ton tout à fait détaché, presque serein « Moi, je crois que tu la connais, et tu sais pourquoi ? » Graduellement, elle plissa les paupières, jetant un regard derrière elle, avant de se pencher davantage sur la table pour créer un aparté avec son interlocutrice ; elle baissa la voix, terminant « Tu la connais parce que cette fille, c’est toi. »

On ne pouvait pas dire que l’heure du déjeuner était le moment préféré de la journée de Mackenzie. Tous ses gens qui formaient des petits groupes bien distincts qui discutaient, riaient ou s’amusaient, alors qu’elle, elle la passait généralement seule en compagnie d’un livre. Quelques fois, Gabriel venait s’asseoir avec elle, mais son voisin avait d’autres copains, notamment son équipe de football et lorsqu’il mangeait avec Louise, Mack ne voulait pas les déranger. Ce jour-là, elle avait oublié son bouquin à la maison et elle s’en voulait, car elle avait l’air encore plus pathétique. En près d’une année scolaire, l’ancienne gymnaste n’avait pas réussi à se lier d’amitié avec quiconque dans cette école. À son entrée au lycée, elle s’était doutée que se faire des amis ne serait pas évident. La plupart des élèves se connaissaient depuis la maternelle et Kenzie ne savait tout simplement pas comment s’intégrer dans un groupe et se faire des amis. La brunette avait l’habitude d’être le centre d’attention dans son club de gymnastique. Ce sont les filles qui venaient vers elle et qui tentaient par tous les moyens d’entrer dans son cercle d’amis. Elle n’avait jamais eu à faire le moindre effort pour rencontrer de nouvelles personnes et c’était tout le contraire ici. Elle n’avait pas aidé sa cause, elle tentait par tous les moyens de se fondre dans la masse et de ne pas attirer l’attention, mais elle aurait aimé que quelqu’un la reconnaisse et l’intègre dans son groupe. Si on suivait un tant soit peu le sport amateur professionnel, on savait qui elle était ou plutôt qui elle avait été. Cela aurait été beaucoup plus simple. Il y avait aussi eu cette tentative de se faire accepter par les deux reines du lycée : Nina et Crystal, mais cela avait été tout simplement un désastre. Les deux filles l’avaient humiliée et s’étaient jouée d’elle. Le peu de confiance que Mack s’était construit en ces deux semaines, où elle s’était sentie comme une adolescente normale, avait été détruit en une soirée. Elle ne voulait plus jamais avoir à faire à ces cheerleaders vicieuses, manipulatrices et sans cervelle. Elle ne pouvait pas croire qu’elle avait voulu leur ressembler. Oh, elle était habituée à ce genre de mesquineries. La gymnastique était un monde compétitif et féminin, les bitcheries étaient choses courantes, mais jamais on l’avait humilié de cette façon. Elle préférait être seule qu’être vue avec des vipères. Néanmoins, elle aurait aimé se faire une copine avec qui discuter, faire les boutiques ou aller au cinéma. Depuis un certain temps, Mackenzie se sentait affreusement seule.

La brunette pris une bouchée de son sandwich au jambon, préparé par sa mère, et lisait pour la Xième fois les ingrédients et les informations nutritives écrits sur son carton de jus, lorsqu’elle senti qu’on tirait la chaise devant elle. Elle releva tranquillement les yeux pour voir de qui il s’agissait et fût surprise d’y apercevoir la championne de course, Harper Pritchard. Kenzie l’avait vue à maintes reprises sur le tableau d’honneur de l’école ainsi que ses trophées dans la vitrine des sportifs. Il lui fit un petit sourire timide et tassa sa boite à lunch pour lui faire de la place, pensant qu’Harper était là car il n’y avait plus de place à la cafétéria, mais la jeune fille l’a fixait avec un air méfiant, ce qui mit Kenzie mal à l’aise. Elle n’avait jamais parlé à la coureuse et elle se demandait pourquoi celle-ci l’observait avec un air hostile, puis elle parla. Mack l’écouta sans bouger. Elle parla des Jeux Olympiques qui étaient le rêve de tout athlète de s’y rendre et le cœur de l’ancienne gymnaste se serra. Son rêve brisé. Elle fixa la pelure d’orange encore intacte. Comment avait-elle fait? Kenzie ne répondit pas immédiatement à la question d’Harper. Elle connaissait la réponse, son interlocutrice l’avait décrite elle et à moins que la coureuse ne connaisse une autre jeune fille ayant été tout prêt de faire les JO, ce ne pouvait être qu’elle. Ce qu’Harper confirma quelques instants après en avança son corps vers de façon à ce que son visage soit tout près de la brunette. Celle-ci se recula, les yeux plissés ne comprenant toujours pas pourquoi la blonde lui crachait cela au visage. Elle ne lui avait rien fait bon sang! Mack n’avait pas à proprement peur, elle était seulement surprise par l’attitude de la jeune fille qui jusque-là, lui avait apparue concentrée sur ses objectifs et sympathique lorsqu’elle la croisait dans les couloirs. "Toi, tu ne me connais même pas." Lui répondit-elle d’un ton las en regardant dans le vide.

Harper sourit en coin quand elle remarqua que Mackenzie se refermait comme une huître après les propos qu’elle avait tenus en épluchant son orange. C’était exactement la réaction à laquelle la jeune fille s’attendait. Certainement qu’Harper aurait cent fois préféré qu’elle s’énerve un peu pour la bousculer en la poussant ensuite dans ses retranchements, mais elle avait néanmoins obtenu une petite victoire, ça lui suffisait. Cette attitude voulait dire qu’elle avait touché un nerf, c’était largement satisfaisant pour Harper qui pourrait enchaîner sur ce qu’elle avait prévu de faire avec plus de facilité qu’elle l’avait imaginé. Elle avait réussi son pari haut la main et intérieurement, elle s’auto congratula d’avoir enfin osé l’aborder au milieu de ce capharnaüm fleurant la nourriture dégoûtante. Maintenant, elle était lancée, rien ne pourrait jamais plus l’arrêter. C’était comme quand elle était sur la piste de course du lycée : elle avait un objectif à atteindre, un record à battre, elle s’y tiendrait. Même les insultes de l’équipe de foot, les regards dédaigneux des reines du lycée, ne la feraient flancher. Harper n’avait peur de rien, elle avait confiance en elle et en sa verve, elle était douée. Ne craignant pas une seule seconde d’être rabrouée par la principale intéressée, Harper continuait de la regarder avec une lueur de désinvolture dans son regard, elle rit même à l’affirmation de la brunette qui mit en lumière un point essentiel : elle ne la connaissait pas. Certes, elle n’avait pas tort. Silencieusement, Harper salua ironiquement sa grande perspicacité à l’aide d’un autre sourire moqueur. Sans doute abusait-elle, les affaires de sa camarade ne la regardaient pas, en vérité. En plus, Harper n’était personne pour monter sur ses grands chevaux en prenant ce ton dégagé si cher à son cœur dans l’espoir de la faire réagir. Pourtant, elle le faisait. Par pure bonté d’âme, ce qui pouvait paraître étonnant venant de celle qui méprisait les élèves de WMHS sans chercher à le cacher. Elle voulait comprendre comment une fille comme Mackenzie Kennedy, LA Mackenzie Kennedy qu’elle voyait à la télévision, avait pu tomber aussi bas alors qu’elle semblait si jeune, et pourtant pleine d’avenir. Ça lui échappait, elle avait plus que tout besoin de comprendre, c’était tout elle ; elle était surdouée, tout ce qui échappait à son intelligence avait besoin d’être éclairci, sinon, elle savait qu’elle ne pourrait plus en fermer l’œil et ça, Harper ne pouvait pas se le permettre.

Plissant les paupières en reprenant un quartier d’orange qu’elle jeta tout entier dans sa bouche, Harper constatant dans un deuxième temps que Mackenzie n’affrontait pas directement son regard. Davantage, Harper réduit l’espace entre ses paupières, mâchouillant son fruit en rythme, puis se redressa pour venir nonchalamment s’adosser à sa chaise, avalant dans la foulée. D’un ton aussi las que celui que Mackenzie avait employé, Harper dit, après avoir longuement soupiré « C’est vrai, Mackenzie, je ne connais pas la fille qui est assise devant moi. Par contre, je crois connaître la fille que j’ai vu s’avancer devant les juges pendant les sélections de l’équipe nationale. Même si elle a échoué à cause d’une blessure, je suis certaine que cette fille-là ne se serait pas contentée de se fondre dans la masse. Elle aurait postulé pour entrer dans le club de gym du lycée qui, soit dit en passant, aurait bien eu besoin d’elle vu l’équipe de bras cassés qui nous a représentés aux Nationals, cette année. » Harper arqua un sourcil hargneux, coulant un regard de reproches à l’équipe de gymnastique assise à quelques mètres d’elles. Glissant soudain à deux mains ses cheveux derrière ses oreilles en déviant son regard, elle s’agita sur sa chaise et reprit, les dents serrées « Tu peux pas t’imaginer à quel point j’envie cette fille. J’envie sa carrière, j’envie la chance qu’elle a eue de pouvoir vivre son rêve alors, quand je la vois assise ici devant moi avec personne d’autre que le cochon mort dans son sandwich pour lui tenir compagnie, ça me fait mal. Pas seulement parce que j’estime qu’elle aurait sa place auprès de l’élite de McKinley, mais parce que je pense qu’elle a encore des tas de choses à démontrer et qu’elle mérite d’avoir elle aussi une coupe à son nom dans la vitrine de ce lycée de débiles. » Harper affronta intensément son regard avant de secouer la tête et de venir s’accouder de nouveau à la table. Elle repoussa d’une pichenette ses quartiers d’orange qui valsèrent sur sa gauche, et chuchota précipitamment, appuyant ses propos par des gestes avec ses mains « Écoute, je comprends que ça doit être humiliant pour toi d’envisager de passer d’une équipe pro à un petit club minable d’un lycée qui l’est tout autant, mais crois-moi, c’est un crime de laisser ton talent mourir de cette façon. Même avec un bras en moins tu parviendrais à relever le niveau de l’équipe, c’est incroyable que tu ne t’en rendes même pas compte. » Interrompue par les grognements de trois Titans qui s’installèrent à leur table sans leur demander la permission, Harper fixa celui qui s’était assis à côté de Mackenzie et fronçant les sourcils, prête à bondir, elle changea de ton pour s’adresser à eux « Dégagez, vous n’voyez pas que la place est prise, bande de crétins. », et tendant sa jambe sous la table pour atteindre les pieds de la chaise sur laquelle le garçon était assis, elle donna un gros coup de pied dedans pour la faire reculer légèrement de la table, provoquant le mécontentement du sportif qui ne tarda pas à rebrousser chemin, cependant. Quand ils se levèrent en l’insultant, Harper remua la tête de droite à gauche, hallucinée. Ils disparurent de sa vue, elle en profita pour reporter son attention sur Mackenzie, grandissant très furtivement ses beaux yeux bleus en disant « Qu’est-ce que je te disais, un lycée de débiles. »