Le soleil à son zénith réchauffait Lima de son ardeur printanière et Keegan avait décidé de profiter de cette rareté autant que possible. La vie à l’extérieur telle qu’il l’avait vécu à Hawaii lui manquait quelque peu alors, avec un jardin et une météo clémente à disposition, hors de question de laisser passer cela. Disposant soigneusement côtes de porc, brochettes et hot-dog sur son barbecue, Keegan inspira avec gourmandise les odeurs qui lui avaient tant manqué. Déménager d’un appartement à cette maison avait été la meilleure idée qui soit, il se sentait déjà moins moribond qu’enfermé dans son deux pièces. Son compte en banque lui faisait un peu la tête actuellement, certes, mais cela en valait la peine.

Une fois le barbecue installé, Keegan se retourna vers les baies vitrées donnant sur la salle-à-manger et la cuisine américaine. Voir Warren s’agiter pour préparer les accompagnements le fit sourire. C’était toujours surprenant de voir le Sheriff de Lima se transformer en cordon bleu… surtout quand, le week-end précédent, il avait transporté un tas de cartons et de meubles sans battre un cil (mais non sans quelques jurons créatifs durant les manœuvres les plus délicates… ah, que de bons souvenirs). « Ça m’a l’air excellent, chef, » lança-t-il gaiement en rentrant.

Key ouvrit la porte du frigo pour en sortir une bouteille de vin français. C’était l’occasion de fêter son emménagement et de remercier Warren alors il n’avait pas renâclé sur la qualité. Ca les changerait de leurs bières coutumières, surtout pour un déjeuner bien soigné et non une soirée pizza. Keegan fit le tour du cuisinier pour récupérer un tire-bouchon. Une fois la bouteille ouverte, il laissa le vin aérer et revint à Warren, tapotant cordialement son épaule. « Il reste encore des tacos et du guacamole, tu en reprends ? » demanda-t-il en indiquant du menton la table où leur apéritif et entrée étaient étalés.

Alors que son ami lui répondait, la sonnette résonna. Il ne s’était pas encore habitué à ce bruit et eut un faible soubresaut avant d’annoncer à Warren : « Je vais voir ce que c’est, garde un œil sur la viande pour moi, tu veux ? » Évitant quelques cartons non vidés trainant encore dans les recoins, Keegan atteignit l’entrée et en ouvrit la porte vitrée. La personne à qui il fit face n’était pas exactement ce à quoi il s’attendait : Norah lui avait dit être occupée pour la journée. Mais, après quelques secondes de flottement, ce n’est pas ce qui retint son attention. La jeune femme avait une expression grave et défaite qui lui était inhabituelle.

« Norah ? Il y a un problème ?! » s’inquiéta-t-il aussitôt, ses instincts en alerte. Un nouvel instant de flottement et ses bonnes manières prirent le dessus : il se décala et la laissa entrer. Même si elle ne souhaitait pas parler de ce qui la dérangeait – il la savait réservée – il pourrait lui apporter un minimum de réconfort. « Entre, on vient de commencer à déjeuner, tu peux te joindre à nous si tu veux. » Warren en serait probablement ravi, il n’avait pas encore eu l’occasion de les voir ensemble et pourrait ainsi jubiler et les taquiner à loisir.

Quand Warren s'était retrouvé à soulever un canapé avec Keegan il y a quelques jours de cela, il avait demandé à l'ambulancier si ce déménagement n'était juste qu'une occasion de se venger pour la fois où il avait dû venir le réconforter lui. Ce n'était pas juste, avait ajouté le shérif alors qu'il soulevait encore un carton. Dans le fond, Warren avait protesté juste pour protester et aussi parce que cela était plutôt amusant de taper sur le système de Keegan. Et oui, le blond profitait véritablement du fait que l'autre homme était plus âgé que lui et qu'il était censé avoir plus d'expérience et blablabla… Bien entendu, cela ne s'appliquait pas au grill et le blond n'avait pas hésité à deux fois avant de répondre à l'invitation de l'autre homme. Qui était-il pour refuser de la nourriture? Et en plus, il avait vraiment hâte de voir Keegan et Norah dans la même pièce, histoire de les taquiner. Warren n'était pas vraiment du genre à se mêler des histoires des autres et encore moins quand il s'agissait de ce genre d'histoire là, mais on ne pouvait pas lui reprocher de vouloir faire juste une petite remarque avec un sourire sur les lèvres. Dans le fond c'était bien parce qu'il appréciait Norah et Keegan et que selon lui, c'était forcément quelque chose de positif s'ils se mettaient ensemble. En plus, avait-il dit sans aucune gêne à Keegan, leurs enfants seraient absolument magnifiques. Mais plaisanterie mise à part, ce déjeuner était une bonne idée et non Warren n'allait pas trop faire cuir la viande, il savait ce qu'il faisait.

"Je te l'ai déjà dit Jefferson, ça ne sert à rien de me flatter."répliqua Warren à la remarque de Keegan. Et non Warren n'en avait pas trop fait, il était réputé pour manger beaucoup et au vu de la carrure de Keegan, il se doutait qu'ils allaient très certainement se disputer un morceau de viande tôt ou tard. Ou alors Keegan aurait envie de jouer les faux gentlemen devant Norah… Hmm… Le policier priait pour la deuxième option. Il fut tiré de ses pensées par Keegan qui s'éloignait et il ne se gêna pas pour se servir dans leur plateau apéritif, et, en quelques bouchées ce qu'il restait du guacamole et des tacos avait disparu.  "Oops." Tant pis, Keegan ne lui avait pas explicitement dit qu'il n'était pas censé finir toutes les entrées. Un sourire aux lèvres, Warren se dirigea avec le plateau vide dans la cuisine, se disant qu'un peu de ménage avant l'arrivée de Norah pouvait être utile (et oui, parfois, il pouvait être maniaque). Ce fut avant d'apercevoir la jeune femme dans l'entrée, le ton de Keegan lui indiqua clairement qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas, et, posant le plateau sur… le canapé tiens, Warren se dirigea vers eux, regardant Norah fouiller dans ses poches. Warren avait l'habitude de la voir avec un sourire aux lèvres ou en train de donner des ordres au membre de sa chorale, définitivement pas comme ça. Il fit un coup d'oeil plus qu'appuyé à Keegan, qui signifiait qu'ils devaient impérativement savoir qui avait mis Norah dans cet état là pour qu'ils aillent personnellement lui rendre une petite visite.

"Hmm… Je me charge du taxis je crois que vous avez besoin de cinq minutes ... juste tous les deux." dit-il avant de se diriger au dehors, pied nus, vers le chauffeur. Il sortit distraitement un billet de la poche arrière de son jean et il dit à ce dernier de garder la monnaie avant de revenir dans la maison, refermant la porte derrière lui le plus doucement possible. "Je peux partir si vous voulez, but Norah you look like you could really use a hug and I'm good at that… And we also have food so yeah... You decide."Le blond haussa les épaules en rangeant ses mains dans ses poches, se disant que non, il n'allait pas entraîner Norah et Keegan dans une étreinte improvisée, cela serait un un peu étrange… Ou peut être pas. Mais définitivement pas maintenant.

L’inquiétude de Keegan s’accrut devant le spectacle peu commun d’une Norah vulnérable. Son expression, son langage corporel, sa tenue (elle semblait tout droit sortie de son jogging, et ce n’est pas comme si elle avait fait le chemin à pieds) et le fait qu’elle soit partie si vite qu’elle en ait oublié son sac… tout cela ne lui disait rien qui vaille. Il fronça les sourcils vers le taxi, non pas parce qu’il était contrarié de devoir payer mais parce qu’il n’osait pas laisser son amie (petite amie ? compagne ? amante ? … enfin… truc, quoi…) seule dans un tel état, ne serait-ce qu’un court instant. Lorsque Warren régla son dilemme pour lui, il lui offrit un signe de tête reconnaissant : « Merci, vieux. » Et si, par-dessus la tête de Norah, ils échangèrent un regard lourd de sens, ce n’était pas pour rien qu’ils étaient amis : ils avaient les mêmes instincts (protecteurs, entre autres).

« Viens là, » souffla-t-il lorsque Warren se fut éloigné. Il glissa un bras autour des hanches de Norah et la ramena contre lui, l’étreignant doucement, frottant d’une main son dos tendu.  Il déposa un baiser sur son front, dans ses cheveux et dans son cou, frottant son nez contre sa peau, attendant patiemment qu’elle se détende, ne serait-ce qu’un peu, maintenant qu’elle était en sécurité dans ses bras. Sentant un frisson la parcourir, il frictionna gentiment ses épaules et ses bras. « Ca va aller, » lui promit-il. Quel que soit le problème, il ne pouvait pas être insurmontable, pas contre Warren & Key (marque déposée de super-héros par Lima Corp).

Keegan releva les yeux au retour de Warren et apprécia de voir la porte fermée. Il laissa Norah se dégager mais garda une main sur hanche, pour l’assurer de sa présence. Il déposa un dernier baiser dans ses cheveux avant de rajouter : « Oui, comme tu veux. Je peux aussi te préparer un bain chaud si tu veux te changer. » Moquez-vous mais il était tombé amoureux de la baignoire et de la salle de bain à l’étage : c’était l’un des atouts qui lui avait donné le coup de cœur pour cette maison. Alors, peut-être faisait-il une légère fixation sur le sujet depuis son emménagement (bien que ce n’était pas dans ce contexte qu’il avait prévu de la faire découvrir à Norah) mais elle le valait bien : c’était une super baignoire (et c’était un adepte des douches qui l’affirmait !), un point c’est tout.

« Et tu pourras nous expliquer ce qui se passe quand tu le souhaites, rien ne presse, le… » Il s’arrêta brusquement lorsqu’une légère odeur de barbecue provenant de la fenêtre ouverte dans le salon lui rappela un détail : « Oh, sh*t, Warren, la viande ! » Elle n’avait probablement pas eu le temps de brûler, mais ils étaient censés la changer de sens à mi-cuisson. Ils étaient bons pour un côté bien plus cuit que l’autre.  

« Okay je reste et je note pour le câlin, mais je ne veux pas marcher sur les plates bandes de tu sais qui…. » Warren offrit un sourire à Norah, essayant d’alléger la situation. Mais dans le fond… Keegan était inquiet, Warren était inquiet. Non en fait il se disait que légalement, il avait toujours le droit de se servir d’arme de dissuasion dans la banlieue tranquille de Lima. Il était plus que sérieux et ce ne serait pas vraiment un excès pour lui, il voulait juste savoir qui s’en était pris à Norah pour qu’il le regrette pour des décennies entières. Mais là encore, peut être que ce n’était rien et que lui et Keegan était trop protecteur. Mais Warren était toujours comme ça, dès qu’il décrétait qu’il aimait bien quelqu’un, que ce soit de la famille ou non d’ailleurs, il ne faisait pas de distinction. On ne s’en prenait pas impunément aux gens que Warren appréciait. Il se contenta d’hausser les épaules alors que Norah le remerciait pour le taxi, ce n’était vraiment rien, il pourrait toujours s’arranger et considérer ça comme son salaire pour ses leçons de danse qu’elle ne lui avait jamais donné au final. Ça serait leur petite blague personnelle.

Et pourquoi est-ce que ça sentait le brûlé? Oops. Se maudissant intérieurement, Warren avait amorcé un mouvement vers le grill seulement pour être stoppé par Norah en personne, la brune savait parfaitement quoi faire visiblement et le blond la regarda faire un sourire aux lèvres. Pas de doute, c’était elle la reine du barbecue et Warren s’inclinait sans absolument aucune honte. Il se tourna vers Keegan et croisant les bras sur sa poitrine, il dit le plus fort possible:  « … Tu as vraiment intérêt à l’épouser sinon toi et moi on va cesser d’être amis. » Et oui, Warren cherchait vraiment à remonter le moral des troupes. Personne ne devait déprimer aujourd’hui. Le blond fut tiré de ses pensées alors que Norah disait qu’elle avait bien besoin d’un verre. Ah, là aussi il pouvait être utile, plus qu’utile même. « Attend j’ai ce qu’il faut pour la déprime. » Il retourna dans la cuisine quelques minutes pour attraper des bouteilles d’alcool, et définitivement pas de la bière, c’était plus un cadeau qu’il faisait à Keegan, personne ne devait vivre dans une maison de cette taille sans avoir de quoi boire pour recevoir ou autre. Logique du sud? Non, logique de Delacroix. Bref, un verre, servir Norah histoire qu’elle oublie tous ses problèmes. Il piquait sa recette à Amelia mais il était certain que sa grande soeur ne lui en voudrait pas, en plus, c’était pour la bonne cause.  «Et toi qui me reprochait d’avoir apporté autant d’alcool… Tss jte jure. » Il donna une tape sur l’épaule de Keegan et continua son mélange, commençant par de la vodka et du jus d’orange… La base pour le policier. « Ma grande soeur a inventé un cocktail histoire d’oublier sa déprime, il n’y a pas beaucoup d’alcool dedans au final mais… Il faut que je rajoute un peu de ça, ça fait son petit effet. Elle boit ça à chaque fois qu’elle se fait larguer ou un truc dans le genre, et oui elle n’a pas vraiment de chance en amour… »

Il était vraiment fier de sa petit anecdote au final, tout était bon pour rendre les choses un peu plus normales selon lui, pas besoin que Norah se sente attaquée ou quoi que ce soit dans le genre. Au final, les gens ne parlaient pas vraiment quand on leur posait les questions de but en blanc, c’était bien la seule chose que Warren avait retenu de toute sa carrière de policier. Les gens préféraient prendre leur rythme et surtout qu’on les mette à l’aise… Et oui même s’il avait tout à fait la carrure qu’il fallait pour jouer les bad cop, il préférait une technique un peu moins traumatisante. « Voilà. » Il posa son verre devant Norah, plutôt fier de son dosage. « Et je crois qu’on a vraiment bien fait de prendre toute cette viande. Si jamais tu veux passer ta frustration sur quelque chose Norah… Quoi tu peux aussi le faire sur Keegan mais vous attendrez que je sois parti pour le faire. »  Il avait dit ça de la manière la plus naturelle du monde, se cachant déjà sa bouteille de bière. Détendre l’atmosphère? Ça il savait faire.

Keegan suivit le mouvement  jusqu’au barbecue pour assister au sauvetage de leur repas. L’assurance de Norah et son anecdote le firent sourire, heureux de la voir plus naturelle et détendue. Appuyé dans l’embrasure de la porte fenêtre, Key roula franchement des yeux à la boutade de Warren, sans se départir de son sourire pour autant. « Avant de marier tes amis, occupe-toi de toi-même, »  rétorqua-t-il, bon enfant. Si jamais Warren venait à se marier, il trouverait une autre réplique, mais en attendant elle était bien valable. Keegan et Norah étaient surtout ‘friends with benefits’, n’ayant mis aucun nom sur leur relation, ni aucune règle… ils n’avaient jamais abordés les sujets sérieux propres à un couple, alors le mariage n’était pas la première pensée à leur traverser l’esprit. Et ils se connaissaient encore relativement peu, au final. Keegan n’avait pas la moindre idée de ce qui aurait pu mettre Norah dans cet état. Un fait qui ne manquerait pas de le titiller si on lui laissait le temps de cogiter là-dessus.

Il se décala à l’intérieur pour laisser rentrer Warren et lui permettre d’étaler sa science des cocktails. Son regard s’attarda sur Norah, satisfait que les traces de sa détresse soient majoritairement effacées. Il se détourna à la tape que lui ‘infligea’ son ami, rappelé à d’autres détails : notamment leur repas, parce qu’il était hors de question que Norah s’avale de la vodka (en aussi faible quantité soit-elle) le ventre vide. Etant donné que Warren avait méticuleusement terminé toutes les entrées et qu’il valait mieux éviter que leurs viandes deviennent de la semelle, il était temps de passer au plat principal. Il attrapa deux larges assiettes laissées de côté à cet effet et retourna auprès du barbecue pour en retirer leur déjeuner.

Lorsqu’il revint les mains pleines, ce fut juste à temps pour entendre la conclusion de Warren. Il secoua la tête et soupira dramatiquement, bien qu’avec le sourire. « Si c’est comme ça que tu commences le déjeuner, éloigne-toi de l’alcool tu veux, qu’on ne finisse pas le dessert avec les chansons grivoises. Ce n’est pas vraiment la spécialité de votre chorale mais vu que tu as vraiment apporté trop de bouteilles… »   Comment ces deux-là avaient pu s’inscrire à un groupe de bonne-sœurs, ça le dépassait largement. Mais ce n’était pas le sujet du jour.

En quelques allers-retours rapide, Keegan déposa la viande, alla récupérer les légumes préparés par le Chef Delacroix et de nouveaux couverts pour Norah. Le pain, l’eau, le vin et les sauces les attendaient déjà sagement. Une fois la table belle et bien mise, il moulina du bras en indiquant les plats et annonça d’un ton faussement obséquieux : « Madame, monsieur, servez-vous. »  Lui aussi pouvait en faire trois fois trop, surtout quand il avait l’excuse de baptiser sa maison. Il s’assit en face de Warren, Norah à la tête de la table, entre eux deux. Et si, en passant derrière elle, sa main s’attarda sur son épaule et la pressa gentiment en un toucher qui se voulait tendre et réconfortant à la fois, au moins il s’était retenu de lui tirer sa chaise (a bit too much, right ?).

L'agitation soudaine des deux hommes autour d'elle permit à Norah de reprendre contenance. Keegan retrouvait ses droits de maître de maison tandis que Warren se lançait dans un nouveau défi : rendre à la jeune femme le sourire et l'appétit à grand renfort d'anecdotes personnelles et de vodka. Elle accueillit son retour triomphant, les bras chargés d'alcools divers et variés, avec un sourire reconnaissant.
Le shérif était complètement à son aise, autant avec Keegan qu'avec sa camarade de chorale. Il jouait sur tous les plans, et, clairement, s'en donnait à cœur joie. Sa remarque sur un possible mariage entre ses amis avait provoqué un haussement d'épaule amusé chez l'afro-américaine. Elle évita cependant soigneusement de croiser le regard de Key, bien trop consciente du manque à discuter en la matière. Le paramedic se lança d'ailleurs dans le service du déjeuner alors que Warren livrait les secrets de fabrication du cocktail familial Delacroix. Norah l'écouta attentivement, curieuse de rencontrer un jour la fameuse Amelia... Et le reste du clan Delacroix. Les réunions familiales devaient être épique chez ceux-là !
"Hum, en effet, ce cocktail me semble tout à fait approprié. Tu remercieras ta soeur... Ou ses ex amoureux ?" commenta la jeune femme en attrapant le verre qui avait été déposé devant elle.
Elle s'apprêtait à goûter le breuvage magique quand Keegan, les mains chargées d'assiettes et de viande, ne put s'empêcher de commenter le décalage évident de leur personnalité avec l'orientation de la chorale qu'ils avaient tous les deux intégrée récemment. Norah laissa échapper un petit rire avant de tremper ses lèvres dans son verre. Ses yeux s'arrondirent en goûtant le mélange, et elle s'exclama aussitôt, portant sa main à son menton pour éviter de recracher le liquide, emportée par son enthousiasme : "Waow ! Warren ! C'est vraiment bon. Il me faut la recette. Tu m'étonnes que cela console de tous les maux..." Elle leva le pouce en signe d'approbation et reprit une gorgée avant de porter un toast : "A la santé et au succès des Second Chance. Tu devrais venir voir une de nos performances tu sais..."  ajouta-t-elle à l'attention de Keegan. "Warren est vraiment... Épatant !" acheva-t-elle avec un sourire complice à l'attention du shérif.
Avant qu'elle puisse en dire plus sur les multiples talents de danseur et de chanteur du grand blond, leur hôte déposa devant ses yeux une assiette bien remplie. Elle le remercia en caressant doucement la main qu'il laissait traîner sur son épaule, et elle contempla la table pleine de victuailles plus appétissantes les unes que les autres. Norah avait faim, comme le lui indiqua le gargouillement de son estomac. Depuis la veille, elle n'avait rien avalé, hormis du café mal réchauffé. L'occasion était venue de se poser, se rassasier et de vider un peu son sac. Elle attaqua avidement son assiette et laissa les garçons faire de même. Au bout de quelques minutes, après avoir avalé une gorgée supplémentaire du cocktail magique de Warren pour se donner du courage, elle essuya soigneusement sa bouche et décida de se lancer. Il n'y avait pas de bonne façon d'expliquer les choses, ni à l'un, ni à l'autre.
"Quand je suis rentrée chez moi ce matin, mon appartement avait été mis à sac. Disons que j'ai des frères peu fréquentables, mais aux fréquentations encore moins fréquentables. Ils sont pas mal endettés," glissa-t-elle avec un regard en coin au shérif, qui ne manquerait certainement pas de comprendre l'allusion presque certaine à des trafics et addictions en tout genre. "Et je pense que ces contacts ont retrouvé ma trace au Cabaret. Ils savent que c'est moi qui signe les chèques quand mes frères sont dans le rouge... Et dernièrement j'ai refusé de le faire."
Depuis son arrivée à Lima et malgré sa candidature au cabaret, Norah avait longuement réfléchi. Elle avait toujours su que ce n'était pas rendre service à ses frères que payer leurs dettes envers les dealers et autres affaires de gangs, mais la mort de son père avait rendu les choses tellement plus difficiles. Sa mère n'avait aucun moyen financier conséquent, et elle ne survivrait pas à la perte de deux de ses garçons, que ce soit à cause de la prison, de la rue ou une raison plus tragique encore. Norah avait rempli le vide laissé par son père et s'était retrouvée dans un engrenage infernal. Ce qui n'était à l'origine qu'un moyen de payer ses études avait sans doute servi à financer la vermine de Cleveland.
La jeune femme observa les convives et nota qu'elle aurait au moins pu faire une remarque sur la qualité de la viande, ou de la cuisson. C'était maintenant un peu trop tard, aussi elle se contenta d'attendre leurs commentaires avec une mine soucieuse mais résolue.