Il tremblait mais la détermination avec laquelle il déambulait ne trahissait aucune hésitation. C'était la dernière fois qu'il foulait le sol marbré sur lequel il avait fait ses premiers pas. Sa main gauche serrait d'une force herculéenne la hanse de son sac, accrochée à son épaule. En s'approchant, au détour d'un couloir, du miroir qui en décorait le mur, il braqua résolument son regard au sol. Il réalisa en l'espace de quelques secondes qu'il s'engageait dans un voyage sans retour. Peu importe, songea-t-il. Il refusait que le reflet de ce spectacle vienne remettre en cause ses velléités de départ. C'était la manière qu'il avait de s'affranchir de tout doute : il n'était plus question de revenir en arrière.
Avant de franchir le pas de la porte, cependant, il ne put s'empêcher de pivoter sur ses talons pour faire face au buffet en bois massif sur lequel trônaient trois clichés. Un observateur avisé aurait vu dans ces photos une tradition familiale : un couple, trop heureux en apparence, et son enfant, chaque fois un peu grandi. Toujours la même pose, toujours le même décor. Mais ce n'était pas sans raison que Shawn, dont les yeux convergeaient sur le premier cliché, ne trouvait aucun réconfort dans ces portraits qu'une culture de la digne retenue lui avait jusqu'ici interdit d'observer trop longtemps. Il attrapa fébrilement le premier cadre en laissant échapper, non sans circonspection :
– Ouais… N'importe qui n'y verrait que du feu. Sauf qu'il n'était pas n'importe qui et que le nourrisson sur ce cliché, ce n'était pas lui.
Dans d'autres circonstances, il n'aurait pas tenu rigueur à ses parents de cette lubie qu'il jugeait morbide. Il avait appris très jeune qu'il était adopté, ce qui lui avait épargné bien des souffrances. Son mal-être était tout autre. Il s'était souvent demandé si ce n'était pas pire sort, d'ailleurs. Y avait-il seulement, s'interrogea-t-il, une échelle des atrocités dont les enfants sont les victimes ? Une voix réconfortante, même alarmée, le tira de ses pensées.
– Je ne veux pas te presser mais il faut faire vite ! Le désintérêt profond que lui portaient ses parents avait ceci de bon que Shawn pouvait leur échapper en empruntant la grande porte.
Ils ne se rendraient sans doute compte de son absence que bien plus tard, lorsqu'ils auraient tous les deux quitté le travail et regagné le domicile en espérant trouver, comme à l'accoutumée, le repas prêt et leur enfant couché.
– Tu sais, Nana, répondit Shawn en reposant précautionneusement le cadre à sa place.
Je crois que tu vas leur manquer plus que moi... Il passa la porte et pressa le pas.
Je veux dire… Moi, mon départ les déleste d'un poids mais toi. Toi, ils vont sincèrement te regretter.Il était sûr de ce qu'il avançait. Après tout, il n'était rien d'autre qu'un substitut. Une marionnette qu'on sort du coffre à jouets de temps en temps, pour montrer qu'on en a une et qu'elle est là, quelque part. Tout un chacun se serait volontiers laissé émouvoir par la tendre histoire de son adoption et le drame qui avait frappé sa famille avant son arrivée. A la place, il avait tenu malgré lui le rôle central dans la mascarade orchestrée par ses parents.
Cela faisait déjà plusieurs mois que son habituelle bonhomie avait cédé le pas à une forme d'affirmation de soi. Il avait trouvé le soutien dont il avait besoin là où il était toujours allé le chercher – auprès de Constanza, sa nourrisse, dont il avait partagé le quotidien plus longtemps qu'il ne s'en souvenait. Ses parents, eux, n'avaient jamais fait montre de tendresse envers lui. Leur relation se limitait à quelques échanges très conventionnels. Il leur servait à faire bonne figure, car ce qui était le plus en vogue pour un couple qui réussit professionnellement, c'était d'avoir un enfant assez mignon et qui ne bronche pas trop. Son départ, il le savait, viendrait semer le désordre. Après tout, un enfant normal, ça ne fugue pas.
– Allons-y, dit-il d'une voix étranglée par l'émotion. Il sentit la main de Nana glisser par dessus son épaule. Il ferma les yeux une demi-seconde pour marquer son réconfort et franchit le portail sans même regarder derrière lui.
***
Shawn se dirigeait péniblement vers le bâtiment administratif du lycée J.W. Sexton – qu'il avait intégré quelques mois plus tôt – sous l'effet de bourrasques chargées d'aiguilles de glace. L'hiver était tombé sur le Michigan comme une vengeance. Dans sa course, il tâcha d'éviter les flaques d'eau tout en se protégeant de la grêle. Les murs de pierre blanche du lycée étaient éclaboussés de boue par endroits et semblaient gris dans la lumière blafarde. Ils renvoyaient une parfaite image de cette journée misérable.
En passant l'essentiel de ses dix-neuf ans dans le sud des États-Unis, Shawn n'avait dû supporter ce type de temps que quelques jours par an, pendant l'automne. Rapidement, l'air froid chassait l'humidité. D'après Nana, ce mélange de pluie et de glace était typique de l'hiver au Michigan. La neige était un événement fréquent mais qui ne durait jamais plus d'une journée.
Les étudiants qui se hâtaient entre deux leçons lui jetaient pour la plupart des regards hostiles. Ses nombreuses disputes avec le groupe des caïds, ponctuées à l'occasion de quelques échanges de coups, avaient eu pour conséquence la modification radicale de son statut : de nouvel élève, il était immédiatement devenu l'un des moins fréquentables du lycée. Puisqu'il s'entendait très bien avec son professeur d'anglais qui habitait à quelques pâtés de maisons de Nana, celui-ci lui avait proposé de le déposer au lycée et le ramener chaque soir. Il avait accepté avec soulagement, heureux d'échapper à l'hostilité de ses condisciples au cours des trajets scolaires en bus.
Leur rancœur lui paraissait presque dérisoire en comparaison de la crise de rage dans laquelle la secrétaire entra lorsqu'il pénétra dans la salle d'accueil. La femme, d'une cinquantaine d'années et d'un naturel peu aimable, semblait tenir Shawn pour responsable d'une émeute qui avait éclaté quelques semaines après la rentrée dans la salle de repas – et de la blessure avec laquelle son illustre crétin de fils s'en était tiré.
Shawn s'apprêtait à riposter lorsqu'un homme bondit du bureau attenant pour expliquer la raison de la présence du jeune homme :
– Shawn, pile à l'heure ! Suis-moi, dit-il avec un air enjoué qui n'avait rien de feint. La secrétaire le regarda et fit une moue dédaigneuse. Shawn, lui, ne se fit pas prier et se contint autant qu'il put, n'adressant aucun regard à la femme qui devrait attendre ses excuses encore longtemps.
Dans quelques mois aura lieu la remise des diplômes, tu sais ce que ça veut dire ? demanda Frank. Le conseiller d'orientation psychologue suivait l'évolution de Shawn depuis son arrivée avait un intérêt qui dépassait le jeune homme. Shawn, d'ailleurs, s'était souvent demandé s'il s'investissait autant avec les autres élèves du lycée ; parfois, lorsqu'il l'écoutait lui parler, ses yeux lagon pétillaient d'admiration.
– Que le lycée est bientôt terminé, répondit Shawn. Frank l'examina une demi seconde avec un air résigné, avant de le corriger :
–… qu'il est temps de savoir dans quelle université tu aimerais aller, Shawn. Le blondinet se demanda si affronter un temps pareil pour se lancer de ce genre de débat en valait vraiment la peine. Son regard devint vague et il rétorqua :
– Écoutez, c'est déjà exceptionnel que je puisse être au lycée compte tenu de ma… situation. La voix grave de Shawn lui donnait une certaine crédibilité, mais il était si jeune qu'on prenait rarement en compte ce qu'il disait.
– Tu as décidément besoin que je te guérisse de tes préjugés, répondit Frank.
Je t'ai déjà prouvé que tu avais tort, je peux recommencer…Shawn ne put réprimer un sourire. Il ne s'était pas encore fait à l'idée qu'on pût s'intéresser à son sort.
***
Shawn, qui lorsqu'il n'était pas assis faisait fébrilement le tour de la pièce, avait des bouffées d'angoisse comme jamais il n'en avait eu. C'était monnaie courante chez lui, ces derniers-temps.
Il se souvenait encore de l'appréhension qu'il avait ressentie deux semaines plus tôt, lorsqu'il avait dû réclamer auprès du ministère de la justice (rien que ça) un extrait de son casier judiciaire en vue de cet entretien. Il s'était alors efforcé de passer en revue la liste des actes répréhensibles qu'il avait commis tout au long de sa vie : en somme, quelques altercations ponctuelles qui n'avaient jamais – à sa connaissance, du moins – donné lieu à des poursuites judiciaires. Cette élan de paranoïa, comme il aurait dû s'y attendre, n'avait pas eu lieu d'être.
Tout docte soit-il, rien ne réussissait à évacuer son stress. Et pour cause, l'enjeu n'était pas des moindres : dans la salle voisine, quatre personnes débattaient à son insu pour savoir si, oui ou non, il allait intégrer l'équipe de l'université à la prochaine rentrée.
Était-il seulement certain d'être à sa place ? Ses sempiternelles remises en question ne lui avaient pas apporté le moindre réconfort. C'était un chercheur hors pair, ça ne faisait aucun doute. Étudiant, il avait passé le plus clair de son temps à dépoussiérer de vieux livres pour peaufiner son projet de thèse de PhD, l'apprentissage du français chez les anglophones. Or, enseigner était la condition
sine qua non pour que l'université accepte de l'héberger et de lui prêter ses ressources. Là était le hic : former la relève était-ce seulement dans ses cordes ?
Cet entretien n'avait fait que lui mettre un peu plus les nerfs en pelote. Et les gloussements qu'il percevait du jury dans la salle attenante avaient le don de l'agacer un peu plus chaque seconde. Cela devait bien faire une dizaine de minutes, maintenant, qu'il avait conclu sa prestation. Ses espoirs s'étaient définitivement envolés au bout de la cinquième, si bien qu'il en vint à se demander ce qui le retenait ici. Certainement pas la politesse, car il avait appris depuis bien longtemps déjà qu'un sourire séducteur n'était pas la meilleure arme de persuasion qu'il tenait entre ses mains.
– Mr. Sullivan, je vous prie. Une voix le tira de ses pensées et manqua de le faire sursauter. Shawn acheva son énième tour de salle en véritable marche à l'échafaud, tout en prenant garde de ne pas traîner des pieds, soucieux de se donner une contenance. Le vent de la révolte retomba bien vite lorsqu'il pénétra pour la seconde fois dans la pièce et qu'il sentit tous les regards pointés vers lui. Il déglutit avec peine puis se laissa à moitié tomber sur la chaise, dardant un œil perçant au professeur face à lui, qui s'apprêtait à prononcer son verdict. Toute cette mascarade pour lui annoncer qu'ils ne retenaient pas sa candidature était clairement une insulte à son intelligence.
Il vit le vieille homme face à lui arborer un sourire que Shawn crut sardonique. Il serra la poing mais se détendit presque aussitôt.
– Monsieur Cho Craig… Mince. Sh-aaawn. Oui voilà. Monsieur Shawn, Craig Sullivan… L'homme s'amusait de sa propre bêtise. Shawn, lui, sentait que son cœur était sur le point de lâcher.
… je crois que je parle au nom de tous mes collègues... Il se sentit obligé de les désigner d'un geste imprécis, les yeux rivés sur sa feuille
...lorsque je dis que nous serions ravis de vous compter parmi les trop rares membres du département des langues étrangères... Shawn écarta en une demi seconde l'éventualité d'un évanouissement, troublé par la confusion. Son hostilité croissante fit sens inverse. Son inquiétude se dissipa ; il esquissa même un sourire gêné.
...Bienvenue parmi nous, Shawn. Bienvenue à Lima ! fit l'homme, dont le sourire paraissait soudainement sincère. Trop penaud, le jeune homme se contenta de hocher la tête.
***