Comme tous les jours depuis qu'il avait intégré McKinley et son équipe de football, Damon pénétra dans les vestiaires avec le sourire, un rire heureux au bord des lèvres. Le football avait toujours été sa passion, d'aussi loin qu'il s'en souvenait. Il se voyait encore assis aux côtés de son père et de son frère aîné, écoutant religieusement les commentaires de ses deux modèles comme pouvait le faire un garçon de cinq ans en découvrant l'élément qui allait rythmer sa vie. Les années avaient passé, et le fossé s'était peu à peu creusé entre son père et lui, mais le football était resté un rendez-vous tacite qu'aucun d'eux ne manquait.
Au collège, à Des Moines, il avait toujours été le meilleur, celui qu'on ovationne et qu'on chouchoute, la star de l'équipe. Ici, à McKinley, il restait le petit nouveau, la nouvelle recrue que l'on teste, le garçon qui doit faire ses preuves. L'ambiance elle-même était différente. A Des Moines, tous les joueurs se serraient les coudes. Après tout, ils étaient amis et se connaissaient depuis le bac à sable. A Lima, les coups bas étaient courants, et le climat n'était pas toujours au beau fixe. Pourtant, Damon appréciait chaque minute passée sur le terrain, savourait chaque entraînement avec ce même plaisir que lorsqu'il avait joué son tout premier match à l'âge de six ans. Après tout ce qu'il avait vécu ces derniers mois, le football restait la seule constante dans sa vie mouvementée, et il n'y avait que sur le terrain, l'esprit uniquement accaparé par le sport et le jeu, que Damon retrouvait une certaine paix intérieure. Ces deux heures d’entraînement quotidiennes étaient sa seule et unique échappatoire et Damon profitait de chaque instant comme s'il s'agissait de la toute première et la toute dernière fois qu'il pratiquait sa passion.

Riant à une plaisanterie quelque peu graveleuse à l'encontre d'une cheerio que venait de faire l'un de ses coéquipiers, Damon se prépara rapidement, quittant sa tenue de lycéen modèle pour celle qu'il affectionnait plus que tout. Comme à chaque fois, il sentit une certaine fierté lui gonfler le cœur lorsqu'il enfila le maillot des Titans, sentiment renforcé lorsque le quaterback de l'équipe le salua d'une tape sur l'épaule.
Peu à peu, la vie reprenait son cours, et la colère de Damon envers son père se faisait moins forte, moins douloureuse. Il ne voulait pas se souvenir de cette soirée où leur vie avait basculé dans l'horreur en un claquement de doigts, il ne parvenait pas encore à y penser sans éprouver une rage indescriptible et une envie de hurler de colère. Damon n'était pas aussi fort que sa sœur, elle qui semblait trouver en Dieu le moyen d'oublier et de pardonner l'affront que leur avait fait subir leur père. Ils avaient été si heureux, tous les cinq, représentant cette famille modèle que toute leur communauté enviait : des parents dont la réussite intimait respect et considération, des enfants bien élevés, une famille soudée, unie en soit. Et pourtant, tout cela n'avait été qu'illusion, une chimère au scénario aussi parfait que dramatique, et qui avait laissé un goût amer dans la bouche de Damon. Du jour au lendemain, ils étaient passés de ceux que tous respectaient à ceux que l'on maudit. Une famille déchue, sur laquelle les gens qui se disaient être leurs amis crachaient sans honte aucune. S'en étaient suivies insultes et brimades, couvrant de honte quatre innocents, brisant le peu d'amour propre qu'il leur restait. Parker Jr. avait vite quitté le navire, laissant derrière lui une mère anéantie et un frère et une sœur complètement perdus au milieu de ce tumulte judiciaire et social. Damon en avait presque autant voulu à son frère qu'à son père, et avait vécu ce départ comme une seconde trahison, peut-être même encore plus douloureuse que la première. Ashandra s'était blottie dans les bras rassurants que lui offrait la religion, d'une façon que Damon qualifierait presque d'obsessionnelle, mais qui avait permis à sa grande sœur d'oublier plus rapidement la souffrance causée par le naufrage familial. Leur mère, quant à elle, ne s'était jamais vraiment relevée de l'effondrement qu'elle avait vécu lorsque la sentence avait été enfin proclamée. Damon la voyait s'enfoncer chaque jour un peu plus dans cette tristesse qui marquait son visage fatigué. Pas une journée ne passait sans qu'il ne la voit ou ne l'entende pleurer en silence, et ces larmes de désespoir ne faisaient qu'alimenter la rage du jeune homme, qui se contentait de serrer les dents et se jeter à corps perdu dans les études et le football.

La vie était différente maintenant, à bien des égards. Ils n'étaient plus que trois, et l'aisance matérielle avait laissé place à une galère quotidienne. Ils ne manquaient de rien, mais ne possédaient pas plus que ce qui leur était nécessaire. C'était à présent à lui qu'incombait le rôle de protecteur auprès de sa grande sœur qui, il le savait, avait beaucoup de mal à s'intégrer au sein de la jungle qu'était McKinley. Bien qu'elle n'en dise rien, Damon pouvait lire sur le visage d'Ashandra combien il lui coûtait de se rendre au lycée chaque jour et d'affronter tous ces étudiants qui ne la comprenaient pas. Il aurait tant aimé la bousculer un peu parfois, pour qu'elle se rende compte qu'elle s'enfermait dans sa foi sans laisser entrer personne dans cette bulle protectrice qu'elle avait créé autour d'elle, mais il savait que c'était son moyen à elle de survivre à cette épreuve que leur avait imposé leur père.
Damon, lui, se contentait de rester le plus fidèle à lui même qu'il le pouvait. Il tentait de s'intégrer parmi ces lycéens qu'il ne connaissait pas et qui le jugeaient en permanence. Il essayait de garder un bon niveau en classe, dans l'espoir d'obtenir une bourse qui lui permettrait de vivre de sa passion, et de devenir, un jour, aussi bon que Ray Lewis. Tout ce qu'il voulait, à présent, c'était que sa mère et sa soeur soient fières de lui, dans l'espoir de leur rendre, un jour, le sourire. Il savait que la route allait être longue et tortueuse, et qu'il allait devoir redoubler d'efforts pour réussir à se faire accepter au sein de l'équipe, mais il se sentait prêt à relever le défi. Cette rage qui grondait au fond de lui lui donnait de l'énergie à revendre, et il espérait que cela serait suffisant pour redonner ses lettres de noblesses au nom de famille que, malgré les coups durs et les insultes, Damon portait avec fierté.

Un claquement de porte le fit sortir de ses pensée, et Damon réalisa qu'il était à présent seul dans les vestiaires maintenant silencieux. Retenant un juron qui aurait fait rougir sa mère et sa sœur, Damon s'empressa de lacer ses baskets avant d'attraper son téléphone portable. Il resta quelques secondes interdit devant l'image de son fond d'écran, cette photo qu'il n'avait pas eu le courage de supprimer, qui représentaient cinq sourires unis par une complicité qu'il pensait indéfectible, qu'il croyait éternelle, dernier vestige d'un passé heureux, mais trompeur, un passé qu'il devait oublier à présent pour enfin pouvoir construire un avenir plus serein. Secouant la tête pour éloigner ces pensées négatives dont il n'avait pas besoin, Damon envoya un rapide message à sa sœur, lui promettant d'être là à la sortie de son club de chasteté, puis il jeta son téléphone dans son sac avant de rejoindre rapidement ses coéquipiers. Par réflexe, il se signa dès qu'il pénétra sur le terrain, remerciant Dieu de lui permettre de vivre sa passion. Ses soucis s'envolèrent dès que le coach siffla le début de l'entraînement, et Damon s'attela à ce qu'il savait faire de mieux : le football.