Elle bailla. Elle bailla à s’en décrocher la mâchoire. In extremis, la jeune femme posa son poing sur sa bouche et le mordit, masquant maladroitement cet écart aux bonnes mœurs. Elle avait même failli s’étirer sans vergogne au su et à la vue de tous les autres passagers, en faisant probablement craquer ses vertèbres, comme elle aimait tant à le faire. D’aussi loin qu’elle se souvenait, la jeune femme avait toujours détesté les longs voyages. Impétueuse, elle aurait toujours voulu que le trajet soit immédiat. « Quand est-ce qu’on arrive ? M’man, j’en ai marre… ». Ses parents avaient eu droit tant de fois à ce genre de caprices. Alexiane sourit à ces souvenirs. Ils avaient le goût des bonbons qu’elle passait son temps à mastiquer pour passer le temps, le son des musiques ringardes qu’elle adorait, à l’époque où les boys bands pointaient le bout de leur nez en Angleterre, puis en France. Les années 80 l’avaient vue naître, mais elle avait évidemment été bercée dans sa jeunesse par les groupes des années 90. Alors que maintenant, elle se penchait plus vers les années 70 françaises et britanniques. Enfin, ce n’était pas pour discuter de ses goûts musicaux qu’elle se trouvait dans cet avion, qui n’allait pas tarder à atterrir sur le tarmac de l’aéroport de Colombus. Elle ramassa son sac, réunit ses affaires. Elle déploya sa taille qui avait passé quelques heures ratatinée sur le siège tandis qu’elle dormait, et l’étendit jusqu’à atteindre le compartiment à bagages situé juste au-dessus d’elle. Sa voisine, qui elle aussi venait de se réveiller en grommelant, ouvrit des yeux ronds lorsqu’elle vit la jeune femme debout. Alexiane n’y prêta pas vraiment attention : après des années passées à se faire appeler « monsieur » ou « mademoiselle/madame » au petit bonheur la chance, elle ne pouvait plus que prêter un sourire amusé à toute tentative d’identification de son genre. Elle était plutôt grande, des hanches minces, semblables à celles d’un homme, des épaules un peu larges, une dégaine masculine, des cheveux courts. En de nombreux points, elle ressemblait à un homme. Puis, son regard espiègle, pétillant, gris bleu, semait le doute dans l’esprit des gens. Enfin, tout ceci ne regardait qu’elle. La nature l’avait faite ainsi, la messe était dite.
Non, elle récupéra son deuxième sac, et chargea son épaule, tandis que de l’autre main, elle cherchait son paquet de cigarettes à tâtons, froissé quelque part dans sa poche de jean. Elle n’était pas venue pour parler de ses goûts musicaux, quoiqu’elle savait que le lycée McKinley proposait une chorale. Elle songea à la véritable raison, à ce rêve qui allait enfin se réaliser : enseigner le français, la littérature française, la beauté de la grammaire, la subtilité de la narratologie, à des jeunes gens, mais aux Etats-Unis. C’était sa part du rêve américain. Rien que le fait que le lycée propose une chorale était pour elle quelque chose de fabuleux, de représentatif de ce rêve américain : elle-même, ayant suivi une scolarité dans un modeste lycée privé de province française, n’avait jamais eu l’occasion de participer à une telle activité, bénéficiant d’un tel enjeu : ils étaient quand même allés aux régionales, ce n’était pas rien ! Et puis, l’ambiance avec les cheerleaders, la possibilité d’ainsi épanouir les talents de chacun… Alexiane savait que ce n’était que de la poudre aux yeux, mais pour elle, partir enseigner aux Etats-Unis, c’était un fantasme, un désir fou qu’elle n’aurait jamais pensé pouvoir être réalisé. Il y avait trop peu de place, trop peu d’élus et trop de difficultés. Et puis, qui, de nos jours, s’intéresse honnêtement à la littérature française ? Même les gamins français en avaient rien à faire, alors les américains… Voyons, Alexiane, tu vas te faire du mal. De toute façon, l’enseignement est un vrai sacerdoce, maintenant. Tu ne vas pas y arriver… Etc, etc. Elle avait eu droit à toutes les raisons du monde, voire plus qu’il n’en aurait fallu pour décourager le prof le plus aguerri. Et pourtant, cela n’était pas suffisant.
Alexiane était une battante. Quelqu’un qui croyait à son rêve. Et son rêve était d’apporter la littérature française à des jeunes gens dont la langue maternelle était l’anglais. Puis, elle voulait voir le regard d’un, de deux, peut-être trois, sans doute pas plus, de trois élèves donc, s’allumer tandis qu’elle parlerait avec passion de La Recherche du Temps Perdu de Proust… Elle s’emballait, évidemment. La Recherche n’était pas destinée à des lycéens. Mais bon, peut-être que…
Toute à son rêve, la jeune femme progressa jusqu’à la douane, présenta son passeport. Bienvenue en Amérique, disaient les sourires des officiers. Alexiane était simplement enchantée. Elle était comme en vacances, ici. Un autre rêve de gamine. Elle récupéra sa valise, puis alla chercher un taxi. En chemin, elle voulut allumer sa cigarette. Elle s’approcha d’un groupe de jeunes gens, qui discutaient près de la porte principale. - Salut les gars. Vous n’auriez pas du feu ? - Pas de problème, mec.
Alexiane n’avait quasiment plus d’accent, à part un accent justement américain bien soigné, appris en visionnant un nombre de films vertigineux en VOST. Les adolescents lui tendirent un zippo argenté. Son cœur fit un bon enthousiaste. Même le briquet fleurait bon l’Amérique ! Elle était au comble. Elle était bien loin, l’adolescente mal dans sa peau, qui suivait en y mettant tout son cœur, les cours de littérature d’Henri IV, puis de l’ENS de la Rue D’Ulm. Cette ombre retirée, qui supportait mal les insultes, sur sa façon de vivre ou sur son physique. Cette petite intello qui cachait ses faiblesses derrière son regard et son sourire.
Alors qu’elle attendait le taxi, elle fut un instant prise de panique. Ce serait sa première année d’enseignement de FLE. Devant des adolescents qui ne seraient sans doute pas tellement réceptifs. Et qui ne la rateraient pas. Ce serait son intégration dans un établissement qui n’avait pratiquement rien à voir avec ce qu’elle avait pu fréquenter dans sa jeunesse. Et comment ses collègues allaient-ils l’accueillir ? Peut-être allaient-ils la mépriser. Cette petite française qui venait marcher sur leurs plates-bandes. Elle avait l’impression de rentrer dans une usine monstrueuse. Et qu’elle ne manquerait pas de se faire écraser, si jamais elle encrassait trop la machine…
- Et vous allez où, mon p’tit monsieur ?
Ca commençait déjà… Enfin, ce n’était pas trop grave. Alexiane affecta sa voix grave qui lui permettait de ne pas trop vexer les gens qui se rendaient compte de leurs bourdes.
- A Lima. - Cette ville de loosers ? Qu’est-ce que vous allez y faire ? - Oh… Rien de bien méchant, enseigner le français. - Ah, vous venez de la France ? C’est super, ça. Moi je connais quelques mots, comme euh… Baguette, Amour, Tour Eiffel, haha.
Le chauffeur s’esclaffait, tandis qu’Alexiane hochait la tête avec un sourire poli devant cette énième énumération des clichés véhiculés par la France. Elle le paya, le remercia pour son amabilité – le chauffeur l’aida à porter ses valises, relativement pleines, jusqu’à l’hôtel où elle logerait jusqu’à ce qu’elle trouve un appartement – et prit possession de ses quartiers.
Ce n’était qu’une petite chambre qu’elle louait pour une bouchée de pain, mais au moins, c’était un début. Il lui fallait simplement un bureau, de quoi écrire et une connexion internet. Ses cartons ne devraient pas tarder à arriver, grâce à la magie de la multimodalité : ils avaient traversé l’Atlantique en cargo, seraient déchargé sur la côte Est, puis feraient leur route jusqu’en Ohio sur un train. Elle déposa ses trois sacs sur le sol, et commença à déballer ses affaires. Soigneusement, comme à chaque rentrée – que ce soit les petites classes, le collège, le lycée, la prépa, Normale Sup’, puis la fac -, presque religieusement, elle empila méthodiquement ses feuilles vierges, ses manuels et ses fournitures. Elle resta un moment à admirer son œuvre, un sourire étirant ses lèvres fines. Maintenant qu’elle était arrivée, il lui faudrait remplir deux ou trois formalités administratives, notamment acheter un abonnement à la bibliothèque du coin, et une carte de cinéma, puis le plus gros de l’œuvre commencerait : s’intégrer au lycée, prendre ses marques et commencer à se faire respecter de ses nouvelles recrues. Ce n’était pas une mince affaire, en particulier parce qu’elle intégrait le lycée en plein milieu d’année. Mais bon, les jeunes doivent être habitués à ce genre de changement. Il fallait l’espérer.
En s’asseyant sur son lit, le regard rêveur, roulant une nouvelle cigarette, elle se prit à espérer également qu’ils ne trouveraient rien à redire sur son apparence et certains de ses choix. Elle avait entendu dire que le système américain était terrible. A elle de savoir s’imposer… Elle sortit les cours qu’elle avait commencé à préparer quelques jours auparavant, et se rappela qu’elle avait un rendez-vous pris avec le Principal Figgins, au sujet de son intégration.
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