Janvier 2010. Je ne me rappelle même plus quand et comment exactement ces incessantes disputes ont commencé. On y avait le droit presque tous les soirs de la semaine, et tous les prétextes étaient bons. Avec mon frère, Charlie, nous avions pris l’habitude de nous asseoir en haut des escaliers pour les écouter se traiter de tous les noms d’oiseaux. C’était souvent ma mère qui avait le dernier mot. Elle était plutôt du genre autoritaire, hargneuse, et prête à tout pour prouver qu’elle avait raison. Et ce, même si elle avait tort. Dans notre petite ville du Texas, les gens la surnommait ‘Tempête Hanna’, et je les comprenais. A vrai dire, j’avais quelques peu hérité de son caractère impulsif et colérique. Richard, mon père, quant à lui, se contentait souvent de baisser les yeux et de la laisser s’emporter et taper du pied, acceptant de porter toutes les tares qu’elle lui attribuait sans broncher. Il préférait éviter le conflit et attendre que son épouse se calme toute seule. En un sens, il était plutôt lâche.
Ce soir là, leur altercation portait sur notre ranch. Enfin, le ranch de mon père surtout. Il appartenait à sa famille depuis quelques générations, c’était son bébé. Seulement, la crise n’épargne personne, et depuis quelques mois, les dettes s’accumulaient. Ils n’en n’ont jamais rien dit, mais je voyais bien qu’ils étaient plus soucieux de leurs dépenses, subitement. Assit à côté de moi, Charlie à soupiré et a étendu ses jambes.
« Parle moins fort, tu vas réveiller les enfants ! » a chuchoté mon père d’un ton qui se voulait diplomate.
« Que je parle moins fort ?! Non mais tu te fiches de moi, Richard ! » S’exclama t’elle plus fort encore.
« Tu ne préfères pas que l’on discute de cela demain matin, au calme ? » « Discuter de quoi ? Pour moi, c’est tout vu ! Il faut qu’on vende ! »« On ne peut pas vendre le ranch. C’est juste une mauvaise passe, tu verras dans quelques mois on… »« Mais enfin, tu réalises ce que tu dit ?! On croule déjà sous les dettes ! On ne peut pas attendre ‘quelques mois’ ! Excuse-moi de faire passer la santé de mes enfants avant l’héritage familial ! »« Hannah, tu sais très bien que ça n’a rien à voir … »« Au contraire, ça a tout à voir ! Tu es totalement irresponsable ! Tu es prêt à entrainer ta famille dans la misère par fierté ! »Une des marches à craqué et ils se sont soudainement tus, avant de reprendre leur conversation en chuchotant dans leur chambre, si bien qu’il était impossible de les entendre depuis l’étage. Charlie m’a donné un petit coup de coude dans les côtes pour me signifier qu’il se levait.
« J’en ai assez entendu. Bonne nuit, Adam, ne rumine pas trop. », Murmura-t-il seulement en étouffant un bâillement.
Je hochais calmement la tête et me dirigeai à mon tour vers ma chambre, le pas lourd. Je donnai un rapide coup d’œil par la porte entrebâillée de ma petite sœur. Je ne savais pas si elle dormait, mais en tout cas, elle en avait l’air.
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Février 2010. Hannah entra dans la salle à manger, un plat chaud dans les mains. Elle le posa au centre de la table, retira ses gants et s’assit à sa place avant de commencer à servir sa petite famille, remplissant les assiettes que ses trois gosses lui tendaient.
« Profitez bien de votre poulet, les enfants, c’est surement la dernière fois que vous en mangez étant donné que la faillite nous pend au nez. » Lança-t-elle d’un ton lourd de sarcasmes, sans adresser le moindre regard à Richard.
Celui feint de n’avoir rien entendu. Charlie, quant à lui, partit au quart de tour.
« Maman, ce n’est pas le moment. On est dimanche, on est réunis, alors est-ce que vous pourriez, pour une fois, mettre vos différends de côté ? »Mon frère, c’était en quelque sorte le diplomate de la famille. Il était toujours calme et posé, et d’aussi loin que je souvienne, je ne l’avais jamais vu s’énerver. Ma mère frappa du poing sur la table, ce qui fit sursauter Emily, assise a côté d’elle.
« Charlie, s’il te plait, ne te mêle pas de ça ! Je sais bien que tu te mets du côté de ton père, vous êtes surement reliés par votre capacité à ne rien faire de votre vie ! »Il tiqua, mais sembla garder son sang froid. Du haut de ses vingt-deux ans, il vivait au crochet des parents depuis qu’il avait arrêté le lycée, trois ans plus tôt. Ma mère lui reprochait souvent de ne pas avoir ne serait-ce qu’essayé de faire des études, ce à quoi il répondait par un haussement d’épaules. C’était un passionné, dans tout ce qu’il faisait. Il ne voulait pas perdre du temps à étudier, quand il pouvait travailler au ranch avec notre père. Il adorait le ranch, et même s’il n’en disait rien, je savais que la faillite était un déchirement pour lui.
« Justement, puisque tu en parles, » murmura t’il du ton qui se voulait le plus neutre possible, tout en coupant sa viande avec détachement,
« j’ai décidé de m’engager dans l’armée. » Hannah en laissa tomber sa fourchette de surprise. Celle-ci rebondit sur le côté de son assiette avec un petit tintement. Un silence pesant s’installa, silence durant lequel tous les regards étaient tournés vers mon frère, y compris le mien. Je n’en revenais pas. Pas qu’il s’engage, non, ça, ça ne m’étonnais qu’à peine. Ce qui me rendait fou, c’est qu’il ne m’en ai pas parlé. Lui et moi, on se disait tout. Il me connaissait mieux que quiconque sur cette terre, et je pensais tout connaitre de lui, mais il semblerait que je me sois trompé. Depuis combien de temps gardait-il ce secret ? Peut-être attendait-il la prochaine fois que notre mère lui ferait un reproche.
« Je te demande pardon ? » lâcha ma mère, les yeux toujours écarquillés par la surprise.
« Je m’engage dans l’armée » répéta mon frangin en prenant soin de bien articuler et de détacher chaque syllabe.
« Je pars à la fin du mois d’Aout. »« Tu vas aller faire la guerre ? » Demanda ma sœur d’une petite voix.
« Non, il ne va nulle part ! » s’interposa ma mère.
« Tu m’entends, Charlie ?! Tant que je serais en vie, tu n’iras nulle part, il faudra me passer sur le corps ! Richard, dit quelque chose ! »« Je n’ai rien à dire. Charlie est un adulte. Si c’est ce qu’il veut, alors je le soutiens.»J’ai cru que ma mère allait se jeter à sa gorge. Mais elle n’en fit rien. Elle s’est levée, à jeté sa serviette sur sa chaise, et à quitté la table, sans un mot.
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Charlie et moi étions assis sur son lit. C’était une des rares fois ou nous n’écoutions pas nos parents se disputer en bas. Il avait fermé la porte et la radio diffusait
Ballad of a Thin Man de Bob Dylan en fond sonore. Nous étions silencieux. Parfois, on pouvait entendre des bribes de la conversation de nos géniteurs. Le terme « irresponsable » revenait beaucoup. J’ai attrapé une cigarette, et je l’ai allumée. D’ordinaire, mon frère refusait que je fume dans sa chambre, mais il n’a rien dit, il n’a pas même ouvert la fenêtre. Il en a prit une à son tour, et à expiré une longue bouffée de fumée tiède, les yeux mi-clos.
« Il n’y a aucun moyen pour que tu changes d’avis ? » ai-je dit au bout d’un moment.
Il a eu un petit rire.
« Non, j’en ai bien peur. »« Ça va être bizarre sans toi à la maison pour réconcilier tout le monde.»« Ce serait surement plus facile. La Tempête Hannah ne pourra plus se passer les nerfs sur moi. »« Dit pas n’importe quoi. Elle se couperait les deux bras si ça pouvait te faire rester. C’est plutôt sur moi qu’elle va se déchainer quand elle saura que je redouble. »Il ne répondit pas et sembla chercher quelque chose dans sa poche pendant quelques instants.
« J’ai quelque chose pour toi » dit-il en changeant de sujet.
Mon frère tira de son jean une petite plaquette militaire se balançant au bout d’une chaine gris argent. Il me la tendit. Intrigué, je saisis l’objet dans ma main et l’observai. Sur une face, était gravés son nom, son prénom, ainsi que sa date de naissance. Sur l’autre face, une citation :
‘Big Brother is watching you.’. Je reconnaissais bien là l’humour, disons, spécial, de mon frangin. Avec un sourire amusé, je passais le collier autour de mon cou.
« J’ai l’impression de porter une de ces étiquettes que l’on attache aux pieds des morts. » lançai-je avec un rire nerveux.
« C’est une plaque d’identité, idiot ! Comme ça, comme je sais que je vais énormément te manquer, tu sauras que je te surveille quand même. »« C’est glauque. »« Un peu. » Il laissa échapper un petit rire avant d’écraser son mégot dans un cendrier de fortune. A ce moment, Emily poussa la porte de la chambre et se faufila à l’intérieur. La fillette de treize ans plissa le nez en sentant l’odeur de cigarette qui flottait dans l’air. Elle traversa la pièce sur la pointe des pieds et alla ouvrir la fenêtre.
« Je vais le dire aux parents que vous fumez dans la chambre ! » « Non, tu ne le feras pas. » lui répondis-je avec un sourire.
« Viens là, Em’ » dit Charlie en lui faisant une place à côté de lui.
Ma sœur sembla hésiter un instant, puis alla s’asseoir à ses côtés et posa sa petite tête brune sur son torse. Charlie entoura ses épaules de son bras.
« Tu crois qu’ils vont divorcer ? » demanda t’elle d’une petite voix endormie.
« Chut. » mon frère déposa un baiser dans ses cheveux.
En bas, maman avait commencé à casser la vaisselle.
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Aout 2010. Après cet ‘incident diplomatique’, Richard et Hannah ne s’adressèrent plus un mot. Ils évitaient de se croiser dans la maison, mon père ayant décidé – ou été forcé – d’occuper la chambre d’ami. Ils n’avaient même pas besoin de nous pour faire les intermédiaires : ils n’avaient rien à se dire. Ils divorcèrent dans les semaines qui suivirent et maman obtint la garde des enfants, sous prétexte qu’elle avait trouvé un boulot à Lima, dans l’Ohio, d’où elle était originaire, et que mon père n’avais pas les moyens financiers de s’occuper de nous. Il réussit tout de même à négocier pour avoir les vacances scolaires, ce qui en soi ne me déplaisait pas. L’Ohio, ce n’est pas exactement comme le Texas. Il y fait froid, c’est plutôt moche, bref, un endroit de rêve.
Une des dernières fois où je les ai vus ensemble, c’était à l’aéroport, le jour du départ de Charlie pour l’Afghanistan. Bien qu’ils se débrouillaient pour ne pas marcher côte à côte, nous avions l’air d’une famille toute à fait normale. Mon frère avait revêtu sa tenue de militaire, avait coupé ses cheveux très courts, et distribuait de grands sourires à la ronde. Il n’y avait pas à dire, il était heureux. Je crois qu’il avait vraiment trouvé sa voie, cette fois. Et comme je ne savais pas si je devais être triste ou heureux, j’ai choisis d’être content pour lui.
Ma mère était très nerveuse. Elle s’évertuait à lisser un pli rebelle de la veste de Charlie, mais elle se refusait à montrer le moindre signe de faiblesse.
« Tu as intérêt à m’écrire, mon garçon ! Tous les jours ! Je te préviens que si tu ne m’envoies pas de nouvelles, je remonte mes manches et je viens te chercher par la peau du cou ! »« Mais oui maman, je vais écrire, tu me connais. »« Je te connais, oui, justement ! »« Moi aussi tu dois m’écrire, sinon je l’accompagne ! » ai-je lancé.
Il a passé sa main dans mes cheveux.
« C’est promis. »Je l’ai serré dans mes bras, enfonçant mon visage dans le creux de son épaule, les mâchoires serrées. Un haut parleur déversa une voix morne et sans intonation qui annonçait le dernier appel des passagers en salle d’embarquement. Je gardai mon frère contre moi juste une seconde de plus avant de le laisser dire au revoir au reste de la famille et dispenser ses accolades à tout le monde. Du coin de l’œil, je jurerais avoir vu ma mère écraser une larme tandis que Charlie s’éloignait en nous saluant de la main.
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Nous quittions le Texas le lendemain matin. La route serait certainement très longue, et le moment était venu de faire nos adieux au ranch. En effet, mon père avait eu beau lutter de toutes ses forces, sacrifiant jusqu’à son mariage pour le sauver, il l’avait vendu, finalement. Avec Emily, nous avons fait le tour de la petite propriété, revisitant l’endroit où nous avions grandi, avec une pointe de nostalgie dans le cœur. Après quelques pas, elle s’est mise à pleurer discrètement et sa main est venue chercher la mienne. Moi, je tachai de faire bonne figure. C’était moi le grand frère maintenant.
Lorsque la voiture a démarré, j’ai également fait mes aux revoir aux paysages texans. Le sud, c’était tout ce que j’avais jamais connu : les plaines, les terres désertiques, le soleil … L’est américain, ça risquait de me faire tout drôle. Ma mère avait insisté pour que je redouble ma troisième année dans un nouveau lycée de notre nouvelle ville, ce qui impliquait nouvelle ambiance, nouveaux visages, nouveaux amis. Pour ne pas mentir, j’étais plutôt populaire dans mon ancien établissement, et honnêtement, je ne savais pas du tout à quoi m’en tenir pour la suite.
Je me suis endormi dans la voiture. A mon réveil, il faisait gris et au bord de la route, une pancarte indiquait : Lima, Ohio.