Tout était encore calme dans la maison des Moon. Encore enfouie sous sa couverture Ashandra venait d’ouvrir les yeux avant que l’alarme ne sonne, réveillée par les premiers rayons du soleil qui passaient les volets bleus clos. Il fallait qu’elle se prépare vite si elle voulait avoir le temps de préparer le petit-déjeuner pour sa mère et son frère. Sans plus attendre elle se glissa doucement hors des couvertures et se mit à genoux au pied de son lit. Les mains jointes elle releva les yeux un instant vers la croix accrochée sur le mur, lui adressant un sourire de complicité. Elle avait été sa confidente de tous les jours depuis qu’ils avaient quitté Des Moines, chaque matin et chaque soir c’était le même rituel. Elle s’adressait à Dieu, à voix basse, murmurant des paroles qui ne resteraient qu’entre elle et lui, et que jamais elle n’oserait dire à d’autres malgré leur grande simplicité. Perdue dans toutes les choses qu’elle avait à lui dire elle fut tirée de sa prière par un bruit dans le couloir provenant de la chambre voisine. Damon venait de se lever, il fallait couper court à la prière ; à regret elle termina ses imprécations par le début d’un Notre Père en posant ses lèvres sur le dos de sa main. Jamais elle ne quittait sa chambre sans une génuflexion, jamais.
Tu veux bien te dépêcher Ashandra, maman a promis de nous déposer plus tôt au lycée, j’ai un entraînement de football ce matin et je ne veux pas être en retard. Tu sais que ce n’est pas facile de s’intégrer dans ce lycée, moi au moins je fais des efforts pour rassurer maman.
Il n’avait pas tort, il fallait qu’elle se fonde dans ce nouveau décor, sauf que pour le moment Ashandra s’efforçait surtout de disparaître dans le décor. Trop de choses s’étaient passées pour qu’elle puisse reprendre une vie normale de lycéenne lambda. Une fois son toast avalé elle remonta dans sa chambre, referma soigneusement la porte pour ne pas risquer d’être vue par son petit frère alors qu’elle se changeait et ôta sa longue chemise de nuit blanche. Dans son placard, il n’y avait que peu de vêtements, aux couleurs très classiques, du beige, du marron, du gris, un peu de bleu. Rien de flashy, rien à la mode, tout pour se camoufler. Et ce n’était pas une mince affaire que de cacher ce corps dont la nature lui avait fait don. Sa poitrine trop généreuse à son goût lui semblait vulgaire dans la plupart des blouses qu’elle affectionnait tant. Elle achetait systématiquement des sous-vêtements qui aplatissaient sa gorge, plusieurs fois elle avait été tentée de mettre un bandage autour de son buste pour aller au lycée, mais lorsque sa mère l’avait surprise à essayer de refermer l’étau de gaze avec une épingle à nourrice ç’avait été cris et larmes. La jeune fille avait eu le droit à un long sermon sur la valeur de son corps, du corps que Dieu lui avait donné, et dont ses parents étaient si fiers parce qu’elle était parfaite.
Tu aurais pu naître malade Ashandra, tu aurais pu avoir un membre en moins, mais Dieu t’as bénie, il a fait en sorte que ton corps soit parfait, que ton esprit soit bon et tu dois lui en être reconnaissante. N’écoute pas ce que te disent les autres, écoute la voix de Dieu en toi, lui seul saura guider tes pas sur le droit chemin.
Après avoir passé une robe à boutons marron la jeune fille releva ses cheveux, sans chercher une fois de plus à dompter ses boucles sauvages. Ce qu’on trouvait sur la coiffeuse d’Ashandra Moon ce n’était pas des photos de ses meilleures amies ou bien de ses dernières vacances, pas un tube de mascara, ni même un flacon de parfum. Une crème pour le visage, une brosse à cheveux, et une icône de la vierge, posée contre le miroir. Les jeunes filles de son âge auraient sûrement accroché une photo de leur idole, une image superficielle de la femme qu’elles voulaient imiter, un stéréotype complètement vide pour lequel elles se damneraient. Mais tout cela n’avait plus d’importance pour la jolie brune, au contraire, moins les yeux des autres se poseraient sur elle et mieux elle se porterait. Son frère criait en bas des escaliers, mettant fin à ses derniers préparatifs sommaires. Dernière génuflexion, dernier regard vers la tête de son lit et la voilà prête à affronter un nouveau jour à McKinley. Avant de sortir de la maison son regard se posa sur la desserte à côté de la porte sur laquelle trônait une photo de sa famille au grand complet : Parker et Dracy se tenaient par la main de part et d’autre de leurs enfants encore petits, Parker Jr, son aîné ne devait pas avoir 10 ans à l’époque où la photo avait été prise, mais tout cela était tellement loin. Claquant la porte derrière elle, Ashandra se laissait à présent bercer par le bruit du moteur, emportée dans la mélancolie provoquée par cette photo qui chaque matin lui rappelait les moments plus heureux de sa vie, les larmes lui montèrent aux yeux.

C’était un matin comme celui-ci, mais la lumière qui avait réveillé Shandy n’était pas celle des rayons du soleil, mais les flashs rouges et bleus des gyrophares des voitures de police garées devant chez elle.
Elle avait grandi dans une famille aisée, dans la banlieue de Des Moines, état d’Iowa. Son père Parker Moon était issu d’une famille assez bourgeoise de banquiers et d’avocats. Après des études assez banales, il parvint à devenir percepteur des impôts grâce à l’appui d’un des membres haut placé de sa famille. Sa mère Dracy vient, elle, d’un milieu social plus modeste, ils s’étaient rencontrés à l’université de Washington, elle faisait du droit tout comme lui. Ce fut le coup de foudre autour du code pénal. Combien de fois avaient-ils raconté cette histoire à Thanksgiving ?
Tout était parfaitement maîtrisé dans cette famille américaine modèle, ils auraient pu poser dans les magasines de la communauté noire américaine de la ville tant ils étaient admirés et enviés. Chaque dimanche lorsqu’ils retrouvaient leurs amis à la paroisse, Dracy pèchait d’orgueil sans se l’avouer, en montrant à quel point son mari avait réussi sa carrière, à quel point ses enfants étaient beaux et sages. Il n’y en avait pas un pour broncher sur les bancs en bois de l’église, ils connaissaient tous les hymnes. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce jour maudit où Parker Moon avait décidé de tout briser. Ashandra lui en voulait encore, elle cherchait au fond de son âme la force de lui pardonner, mais c’était encore trop tôt.
Elle était descendue dans la cuisine sur la pointe des pieds pour espionner le couloir d’entrée sans se faire prendre par sa maman. Là se tenaient deux hommes en uniforme, l’un d’eux tenait son papa par le bras d’un air sévère. Et pourquoi avait-il les menottes aux poignets ? Qu’avait-il fait ? C’était sûrement un malentendu ! Mais la jeune fille n’avait pas eu le courage de se lancer dans le couloir. Elle observait toute la scène sans oser comprendre. Comment une jeune fille de 15 ans pouvait-elle comprendre que son père était arrêté pour détournement de fonds et emmené sans plus de procès en prison pour le moment ? Son frère aîné avait fini par être rameuté par le bruit dans l’entrée et contrairement à la timide Ashandra, Junior était allé droit au but. Il s’était interposé entre l’officier de police qui brandissait son carnet en hurlant et sa mère apeurée qui se recroquevillait un peu plus à chaque parole qu’il lui jetait. Rien n’y avait fait, ils avaient emmené son père. Quand il eut franchit le seuil de la maison Shandy partit à sa poursuite, dans un élan de désespoir, sentant que maintenant qu’il avait quitté l’enceinte de leur foyer rien ne serait plus comme avant.
Papa ! Papa attends-moi ! Papa reviens !
Les larmes avaient coulé sur ses joues pendant des heures, et son petit corps secoué de sanglots n’avait été qu’un détail de plus à rajouter aux rumeurs qui allaient se répandre dans tout le quartier. Les amis d’hier ne leur adressaient même plus un regard dans la rue. Même dans l’œuvre de charité pour les sans domicile fixe que Dracy avait organisée, elle n’était plus la bienvenue. La réputation de la famille, famille brisée, Moon était ruinée. Dracy Moon elle-même était ruinée : tout l’argent qui lui restait elle l’avait passé dans les frais d’avocats pour tenter en vain de gagner un procès contre l’Etat. Les preuves étaient accablantes. Mr. Moon venait d’être condamné à 25 ans fermes. À la fois trahie et blessée Dracy Moon s’était réfugiée dans la foi à outrance et avait emmené ses enfants loin de cette ville où ils étaient devenus des parias. Si Ashandra et Mickael avaient suivi sans broncher, meurtris par le rejet violent de leurs camarades au lycée, Parker Jr, l’aîné, avait refusé de les suivre et d’être lâche.
Je ne suis pas mon père, je n’ai pas à payer pour ses conneries ! Et arrête cinq minutes de prier ton chapelet tu veux ? Tu crois que Dieu va t’aider ? Tu crois qu’il va lever l’hypothèque sur la maison ?
Les scènes violentes de ce genre s’étaient multipliées et Ashandra perdait à la fois son papa et son grand frère en quittant l’Iowa. Sans compter son petit-ami… Chaque fois qu’elle repensait à lui sa main venait chercher la petite croix qui pendait à une chaîne en or autour de son cou.
De toute façon tu n’es qu’une traînée. Tout le monde sait ce que ton père a fait en ville ! Il en voulait toujours plus hein, c’est comme toi, je te suffisais pas ? T’es trop bien pour moi ? Je savais que tu en pinçais pour le nouveau footeux, mais de là à ce que t’ailles coucher avec lui à la première occasion alors que j’ai dû attendre près d’un an, et pour quoi en plus fallait voir… Tu me dégoûtes.
Bien sûr tout cela n’était que rumeur. Mais il n’y avait rien eu à faire. Ces mots allaient la marquer profondément, et ses appréhensions face à ce corps trop pulpeux qui s’était développé sans son accord allaient prendre des proportions bien plus grandes. La course à la religion entamée par sa mère était une solution idéale, et sans s’en rendre vraiment compte, sa foi vint combler le vide qui l’habitait depuis qu’elle avait perdu les hommes de sa vie. Elle comptait bien se racheter une virginité auprès de Dieu, plus jamais, non plus jamais elle ne pècherait.
Bonne journée les enfants, amusez-vous bien à l’école, et n’oublie pas Ashandra, tu as de la couture à faire ce soir pour ta nouvelle robe de gospel, ne rentre pas trop tard.
Elle essuya vite les larmes qui bordaient ses yeux et lança d'un ton faussement enjoué :
Oui maman ne t’en fais pas, je ne tarderai pas.
Un dernier baiser à sa mère et la voilà qui s’élançait pour une nouvelle journée dans la jungle de McKinley, à essayer d’éviter les jets de glace pilée et les agressions permanentes. Elle n’était pas malheureuse dans ce lycée, il fallait juste qu’elle s’habitue, et qu’elle fasse des efforts, comme son frère. Rien n’est impossible, surtout quand on a l’aide de Dieu pour soi.