Les cours devenaient déjà moins intéressants alors que les examens approchaient à grands pas. Professeurs et membres de l’administration se montraient plus coulants en termes de retards et d’absences. Le programme avait été terminé – un peu à la bourre pour certaines classes – et désormais, les élèves se contentaient de réviser aux heures où, normalement, les leçons et les exercices primaient sur tout le reste. Louise se trouvait actuellement en classe de français, s’évertuant à créer diverses fiches de vocabulaire, redoutant le moment où elle devrait se pencher sur les conjugaisons. Elle était relativement douée dans cette matière : sa mère étant originaire de Paris, et son meilleur ami Gabriel étant lui-même français, Lou connaissait pas mal de mots, d’expressions, et saurait quelque peu se débrouiller si elle se retrouvait en pleine campagne bourguignonne, ou sur les côtes méditerranéennes. Néanmoins, les temps lui avaient toujours semblé un problème quasiment insurmontable et elle se trompait souvent, utilisant le passé à la place de l’imparfait ou prenant le futur pour le présent. Gabriel se moquait gentiment avant de la corriger, quand il lui apportait son aide sur cette matière – qu’il maitrisait à la perfection, cela allait de soi – et ils finissaient bien souvent par se prendre des fous rires tous les deux. Bien que cette langue lui donne pas mal de fil à retordre, Louise s’acharnait. Par amour pour les origines de sa mère – et de son propre prénom, par amour pour Gabriel, et par amour pour la France. Elle aurait du être bilingue, c’était prévu. Sa génitrice s’adressait à elle dans la langue de Molière quand elle était encore bébé. Mais à trois ans et demi, cette explosion avait tout changé. A partir de cet instant, ils s’étaient concentrés uniquement sur l’Anglais. Comment Lou, aussi jeune, aurait-elle pu apprendre tant de choses à la fois ? Surtout qu’elle devait se concentrer sur l’ASL et la prononciation. Voilà comment Louise, avec une mère et un frère de cœur venant de l’hexagone, ne savait toujours pas parler français aussi bien qu’eux. Mais elle y arriverait un jour, elle s’en faisait la promesse.

La cloche indiquant la fin des cours venait sans aucun doute de sonner : l’horloge indiquait la bonne heure et tous ses camarades se levèrent d’un bond. Louise se concentra sur le visage de leur professeur, pour voir si elle leur donnerait des devoirs. Mais non. Elle resta silencieuse, assise derrière son bureau à corriger les dernières copies de l’année, sans même poser le regard sur la vingtaine de jeunes qui quittaient sa salle. Lâchant un soupir, Lou se retrouva elle-même dans le couloir une poignée de secondes plus tard. Jouant des coudes, elle rejoignit son casier, récupéra ses affaires, et se hâta de laisser McKinley derrière elle pour le restant de la journée. Sa voiture l’attendait bien sagement sur le parking. Avant de grimper à l’intérieur, la brunette lança un regard circulaire en espérant apercevoir Gabriel, mais il n’était nulle part en vue. Tant pis, elle l’appellerait ce soir de toute façon. Pour l’heure, elle avait autre chose de prévu : se rendre au Starbucks et retrouver l’une de ses amies, afin de se plonger dans les révisions pour l’examen de fin d’année. Lou, en tant que lycéenne inscrite, et Lynn, comme candidate libre. Toutes deux se connaissaient depuis de nombreuses années. Au départ, la jeune femme avait même été la baby-sitter de Louise, quand elle vivait encore dans les Hamptons. Elles s’étaient perdues de vue, puis retrouvées une vingtaine de mois plus tôt, ici à Lima, par le plus grand des hasards. Depuis, et malgré leur petite différence d’âge, elles partageaient une amitié doublée d’une entraide scolaire à laquelle Louise tenait tout particulièrement. C’était un vrai plaisir à chaque nouvelle rencontre, parce qu’elles avaient trouvé l’équilibre parfait entre le travail et la détente autour d’un café.

Il était presque seize heures lorsque l’adolescente arriva au Starbucks. Avant de rejoindre le centre-ville, elle avait fait un détour par chez elle pour déposer son énorme sac de cours et ne prendre que ce qui lui serait utile. Bien évidemment, elle avait récupéré Raven au passage. Louise n’aimait pas sortir sans son chien, qui n’était autre que ses véritables oreilles, et n’avait aucune raison de le laisser enfermé à la maison. Il faisait beau et chaud en ce mois de juin : elle pourrait aisément trouver une place en terrasse afin de profiter du soleil. Raven, sage comme à son habitude du moment qu’aucun danger ne planait autour de Louise, s’installerait à ses pieds. Elle avait conscience que son animal pouvait sembler imposant, et s’assurerait donc d’utiliser une laisse pourtant inutile, afin de rassurer les passants.
Effectivement, elle repéra une table de deux personnes encore libre – chose carrément étonnante étant donné l’heure de la journée et la météo plus que clémente de ces dernières semaines. Tout en se posant sur la première chaise, laissant Raven se coucher près d’elle, Lou fit un petit signe de la main à une camarade de classe qui étudiait en compagnie de deux de ses amies. Beaucoup de lycéens avaient fait du Starbucks leur quartier général, surtout en période d’examen. En attendant que Lynn la rejoigne, Lou sortit son téléphone portable et écrivit un texto à son meilleur ami, l’informant qu’elle lui passerait un coup de fil en début de soirée. A peine avait-elle appuyé sur le bouton « Envoi » qu’une ombre se dessina sur la table. Levant les yeux, Louise reconnut aussitôt sa comparse de révisions, et un sourire ravi éclaira son visage. « Hey, Lynn ! » la salua-t-elle, d’une voix enjouée.

La brunette ne put retenir un rire amusé en voyant son amie slalomer entre les tables. A chaque nouveau pas, elle devait faire attention de ne pas bousculer une personne déjà assise, et devait également se concentrer sur sa pile de livres menaçant de tomber. Pour quelle raison se hâtait-elle autant ? Lorsque Lynn arriva à sa hauteur, Louise l’observa déposer ses affaires sur la table avant d’esquisser quelques gestes avec ses mains. Son ASL n’était bien entendu pas parfait, mais l’adolescente avait toujours apprécié cette attention. Lynn n’avait aucune autre personne sourde dans son entourage et avait appris les bases uniquement pour son amie. Et même si elle ne le lui répétait pas à chaque fois qu’elles se voyaient, Lou l’en remerciait profondément. Elle avait l’habitude de lire sur les lèvres mais parfois, cette prouesse pouvait s’avérer éreintante. Chaque moment lui donnant l’occasion de se « reposer » un minimum était bonne à prendre. C’était, par ailleurs, la raison pour laquelle les Grayden ne communiquaient qu’en langage des signes à la maison. Une façon comme une autre de préserver leur fille unique, qui faisait déjà de nombreux efforts en extérieur. La brunette esquissa un sourire taquin à l’attention de Lynn, qui s’excusait de son retard – lequel ? – et lui demanda comment elle allait. « Tu veux rire ? Je suis arrivée il y a quelques minutes seulement. Détends-toi un peu, je pourrais presque t’entendre chercher ta respiration, » blagua-t-elle. Une fois installée sur sa chaise, Lynn reçut la visite de Raven, avide de quelques caresses. Il la connaissait, bien évidemment, et en tout bon chien bien élevé qu’il était, mettait un point d’honneur à dire bonjour – à sa manière – aux humains qu’il appréciait. Pendant que Lynn retournait la politesse, Louise entreprit de répondre à sa question. « Les examens me stressent un peu, je dois t’avouer. Cette session de révisions me fera du bien. Sinon… Rien de trépidant à déclarer si ce n’est que – tiens-toi bien – mes parents comptent ouvrir un dixième restaurant ! » Elle leva les yeux au ciel en un geste faussement exaspéré. Ses géniteurs avaient énormément de travail sur le dos, mais ils adoraient leur métier et semblaient ne plus vouloir s’arrêter. Alors, ils développaient sans cesse leurs affaires. Lou le déplorait parfois mais en réfléchissant un peu, elle les comprenait. Ils s’étaient installés à Lima voilà deux ans. Leur établissement à Columbus marchait du tonnerre, alors pourquoi ne pas en ouvrir un nouveau ? Certainement, ils organiseraient une grande fête pour l’inauguration du prochain. Leur dixième restaurant, ce n’était pas rien, il fallait bien que l’on sabre le champagne. « Surtout, ne t’étonne pas si d’ici la fin de l’année, tu reçois une invitation ! » rit-elle, mais ne plaisantant pas pour autant. Les Grayden avaient beaucoup apprécié Lynn quand elle travaillait en tant que baby-sitter pour leur progéniture, et avaient été ravis de la recroiser après tout ce temps – Louise avait invité Lynn chez elle une après-midi pour réviser, se doutant que ses parents voudraient avoir de ses nouvelles. Depuis, ils demandaient régulièrement à leur fille comment elle se portait. Nul doute qu’ils souhaiteraient avoir son adresse au moment de la « fête du siècle » pour la convier. La brunette connaissait ses parents par cœur : Lynn n’y couperait pas !

Cette dernière demanda à l’adolescente comment s’étaient passés ses cours. Louise haussa les épaules. Là encore, rien de bien spécial mis à part que les professeurs prenaient un malin plaisir à faire crouler leurs élèves sous les devoirs. Partageant cette pensée, elle ajouta, légèrement irritée. « J’en reviens pas. Ils savent qu’on a des révisions à faire pour les examens, mais non, ils en rajoutent ! Comme si c’était de notre faute qu’ils n’aient pas réussi à finir leur programme de l’année ! Non mais franchement ! » La brunette détourna légèrement la tête, et alors qu'elle s'apprêtait à demander à Lynn comme elle allait, remarqua du coin de l’oeil qu’une employée les observait avec insistance. Sans aucun doute, elle attendait de les mettre à la porte si elles ne passaient pas immédiatement commande. Lou en fut légèrement exaspérée : Lynn venait à peine de s’installer, ne pouvaient-elle pas avoir cinq minutes de répit ? « Qu’est-ce tu choisis ? » l’interrogea Louise, ouvrant la carte des consommations droit devant elle pour faire comprendre à la serveuse qu’elles avaient bien l’intention de boire quelque chose. « Je serais tentée par un caramel macchiato mais vu la température, je vais prendre la version glacée histoire de m’empêcher de fondre au soleil ! » La lycéenne tendit ensuite la carte plastifiée à son amie, et observa les alentours. De nombreux jeunes se désaltéraient sur la terrasse, le nez plongé dans d’épais bouquins ou des cahiers remplis de notes écrites à la main. Ca sentait la fin d’année, mais surtout, le difficile examen qui déterminerait leur avenir. Certains pourraient rejoindre de prestigieuses universités, là où d’autres se contenteraient de la fac locale. Dans les classes inférieures, des élèves passeraient à la suivante, et une poignée redoubleraient. Louise soupira, impatiente que tout ce stress soit passé et que les vraies vacances commencent…

Louise pouvait aisément compatir avec son amie, mais ne put s’empêcher de sourire face à son expression des plus dépitées. Pour une fois que ce n’était pas elle, qui amusait la galerie ! Car l’adolescente avait aussi ses moments dignes d’une Miss Catastrophe ambulante. Son dernier souvenir ? Deux semaines plus tôt, elle avait fait tomber son trousseau de clefs dans une bouche d’égout en plein centre-ville de Lima. Le même après-midi et alors qu’elle profitait des premiers rayons du soleil – il avait plu tout le matin – une voiture était passée comme un éclair auprès de Louise : manque de chance, une flaque d’eau sur la chaussée jouxtait le trottoir, et elle s’était retrouvée trempée jusqu’aux os. Oui, il s’agissait d’une journée qu’elle aurait préféré oublier. Manque de chance pour Lou, ses parents avaient bien l’intention de lui rafraichir la mémoire, régulièrement et avec force moqueries. Même si ça restait gentil, la jeune sourde était bien trop empathique pour faire subir le même sort à Lynn. Ainsi se contenta-t-elle de la rassurer. « Le principal c’est que tu sois bien arrivée et que tu n’aies plus besoin de courir ! On va boire un petit quelque chose pour se mettre dans le bain, et attaquer tranquillement nos révisions. » Louise était reconnaissante envers Lynn d’avoir accepté cette entraide. Grâce à leurs connaissances mises en commun, elles pourraient attaquer les examens avec sérénité, en sachant avoir fait leur maximum pour réussir. L’idée de passer les prochaines heures le nez dans des bouquins de cours semblait beaucoup moins dérangeante en étant bien accompagnée…

Alors que son amie saluait Raven d’une caresse, Louise lui annonça la toute dernière nouvelle familiale, à savoir que ses parents ouvraient un dixième restaurant. « Je ne sais pas encore, pour l’instant ils en discutent avec leur équipe de direction. Cela dit, ils parlent depuis un moment d’exporter leurs établissements au Canada. Alors… Si je devais choisir une ville au hasard, je pencherai pour Toronto. » Elle haussa les épaules, indécise, puis ajouta avec un sourire. « Ca me permettra de visiter, il parait que la CN Tower est impressionnante avec son plancher de verre ! » C’était vrai, Lou adorait voyager, cependant elle n’était pas sûre d’apprécier la création de cet énième restaurant. Les Grayden vivaient de leur passion et par conséquent, elle pouvait aisément comprendre un tel investissement de leur part. Mais au fond, ils sacrifiaient leur vie de famille, et avaient beau aimer Louise plus que tout au monde, cette dernière en souffrait. Bien entendu, personne ne le savait vraiment, sauf Gabriel à qui elle confiait tout. Aura-t-elle un jour le courage d’exprimer ses ressentis directement avec les concernés ? De leur ouvrir les yeux ? Elle préférait ne pas y penser, du moins, ce n’était ni l’heure ni le moment. Louise oublia bien vite cette histoire et entreprit, à la place, de regarder la carte des consommations. Lynn et elle avaient tout intérêt à commander vite fait, si elles ne voulaient pas recevoir une visite de la serveuse aux yeux assassins.

Le temps du choix, elles évoquèrent les devoirs que les professeurs donnaient encore, malgré l’approche des examens. Lynn appuya le point de vue de Lou qui hocha la tête, elle-même abasourdie face à leur manque de compréhension. Ne pouvaient-ils pas laisser les élèves en paix ? N’avaient-ils pas déjà assez de boulot, en reprenant tout le programme de l’année ? Entièrement d’accord, signa simplement Louise, un sourire aux lèvres. C’était sa façon à elle de remercier silencieusement son amie pour ses efforts en ASL. L’instant suivant, cette dernière rejoignait l’intérieur du Starbucks pour récupérer leurs boissons. Lorsqu’elle fut revenue, Lynn soupira, découragée : le soleil et la chaleur ne donnaient clairement pas envie de rester assise à une table, pour réviser des examens de fin d’année. Tout comme elle, Louise pensait à bien d’autres choses : faire une promenade au parc avec Raven, lire sur la terrasse ou au bord de la piscine, sortir son appareil photo et prendre des tonnes de clichés de la nature… Elle n’était jamais en manque d’idées quand il s’agissait d’activités extérieures. « Courage, » lâcha-t-elle, pour Lynn comme pour elle-même. « Au moins, on peut se dire qu’on n’est pas les seules dans cette galère ! » ajouta Lou, observant les autres adolescents assis à la terrasse du café, également en pleines révisions. Puis, comme si cette remarque faisait office de feu vert, les deux amies burent une bonne gorgée de leur café et se mirent au travail.