La soirée était un succès. Megan et Joanna avaient relevé haut la main le pari plus qu'osé de réunir sur une même scène des gens qui, au contraire de partager des valeurs communes, gardaient un goût amer de la défaite. On pouvait voir se mouvoir sur la piste de danse des personnes de milieux totalement différents qui avaient décidé ce soir-là d'afficher haut et fort leur soutien pour les deux chorales exclues de la ville. Sans vouloir se la jouer mauvaise langue, Cassie était persuadée que Sue de son côté ne pouvait se vanter d'un tel exploit. Le piano-bar était devenu un carnaval de tenues affriolantes et de couleurs criardes. Elles dansaient et se mêlaient les unes aux autres dans un kaléidoscope vif et lumineux dans lequel se perdait le regard de Cassie. Perchée sur le coin de la scène, elle cherchait du regard ses choristes, encore chamboulée par leur petit numéro. Elle regrettait de n'avoir pu les remercier tous et les enlacer pour leur prouver que leur implication n'était pas vaine. Les numéros se devaient de s'enchainer au millimètre près, ce qui l'étonnait, puisqu'à aucun moment organisé par ses soins, et elle n'avait pu leur rendre l'appareil en leur annonçant son désir de reprendre l'aventure à leurs côtés. Elle n'avait croisé que Joanna, dont le sourire de satisfaction trahissait une assurance innée chez elle. A vrai dire il n'était pas difficile de jauger l'impact de leur prestation sur Cassandra, qui avait bataillé pour sécher les larmes de joie qui ruinaient son maquillage. Joanna avait véritablement accompli l'impossible ce soir et elle avait prouvé une fois de plus à quel point sa présence était salutaire aux Second Chances. Elle était non seulement parvenue à remotiver les troupes mais aussi à faire enfiler à Cassandra une tenue dans laquelle elle se sentait plus ridicule que mal à l'aise. Il fallait dire ce qui était, il n'y avait pas beaucoup de monde au balcon pour flatter son décolleté, et à côté de ses chères consœurs elle avait peur de faire un peu tâche.

Malgré la fin des prestations de ce soir, la musique battait toujours son plein et faisait l'enthousiasme de l'assemblée. Cassie n'avait peut-être pas réussi à réunir ses choristes, elle avait néanmoins une idée de comment attirer leur attention et leur faire comprendre qu'elle était prête à reprendre en main la direction de sa chorale. Quoi de mieux qu'un petit numéro pour ça ? Elle tourna les talons et se dirigea vers les loges de fortune spécialement aménagées pour l'occasion. Des portants étaient disposés un peu partout dans la pièce, sur lesquels étaient suspendus des costumes tous aussi fantaisistes les uns que les autres. Cassie se dirigea d'un pas hésitant et pourtant curieux jusqu'au portant le plus proche, détaillant les tenues susceptibles de lui plaire et de ravir aussi les spectateurs. Il lui fallait quelque chose d'à la fois flatteur sans pour autant trop en dévoiler. Quelque chose qui irait aussi bien à la Cassandra qu'elle s'efforçait d'être qu'à celle qu'elle s'efforçait de ne plus être. Elle tomba alors sur LA pièce qu'il lui fallait. C'était une robe courte - qu'elle aurait considéré davantage comme une tunique si elle n'était pas Badassandra - aux motifs psychédéliques accompagnée d'un bandeau assorti. La paire de botte haute blanche qu'elle avait remarquée un peu plus loin serait la parfaite pièce pour parfaire ce look on ne peut plus disco duquel, elle n'en doutait pas, Joanna ne serait pas peu fière.
S'extirper de son costume de Totally Spies ne fut, en revanche, pas aussi simple. Après avoir bataillé cinq bonnes minutes pour enlever les manches tout en prenant bien soin de dissimuler sa poitrine, elle put enfin s'en libérer, remerciant intérieurement le bon Dieu de n'avoir envoyé aucun témoin. Elle se demandait d'ailleurs où étaient passés les gens. N'étaient-ils pas curieux de savoir l'issue de leur coup monté ? Peu importe, une bonne dizaine de minutes après avoir pris cette initiative Cassie s'élança enfin sur scène. Elle prit une profonde inspiration avant de tapoter sur le micro pour attirer l'attention de l'audience. "Bonsoir à tous. J'aimerais remercier ce soir les instigatrices de cette soirée, qui m'ont gardé dans l'ignorance sans que je me doute le moindre instant de la supercherie. Elles se reconnaitront. Et merci également à tous les choristes, mais spécialement les Second Chances, qui m'ont fait ce soir le plus beau des cadeaux. Je crois que c'est un futur brillant de réussite qui s'offre à nous désormais. Et puisque chacun y a mis du sien ce soir, il est de mon devoir d'apporter ma modeste contribution." D'un signe de tête elle ordonna à ce qu'on lance la musique.

Les premières notes de Gimme! Gimme! Gimme! résonnèrent dans l'enceinte du piano bar. Cassie ignorait si on la fixait parce que personne n'avait encore imaginé l'ainée des Hamilton - ni une Hamilton tout court - dans une robe si courte, si c'était l'effet à retardement de son discours ou simplement une profonde admiration mais toujours était-il qu'elle parvint à se concentrer sur sa tâche et à se laisser bouger au rythme de la musique. La danse n'avait jamais été son point fort, et c'était peut-être ce qui avait mené les SC à leur perte, parce que contrairement aux New Directions ou aux Urban Hymns ils n'avaient pas la chance de disposer d'excellents danseurs, mais pourtant elle avait l'impression que ce n'était pas si difficile pour une fille, après tout. Il suffisait de rouler un peu des hanches et de faire des mouvements gracieux des bras en attendant de pouvoir se mettre à chanter. Elle n'avait pas l'opportunité de se voir d'un point de vue extérieur, mais elle aurait pu jurer qu'elle n'était pas si ridicule finalement.

Half past twelve
And I'm watching the late show in my flat all alone
How I hate to spend the evening on my own
Autumn winds
Blowing outside my window as I look around the room
And it makes me so depressed to see the gloom
Is there a man out there
Someone to hear my prays ♫

Quiconque ne connaissait que l'illustre Cassandra Hamilton de nom trouverait ce choix de chanson très audacieux et irrévérencieux. Pourtant cela ressemblait étrangement à l'état d'esprit dans lequel elle était ces derniers temps. Et pour une fois Cassie n'avait pas peur d'être jugée, parce qu'elle savait foncièrement que tous les gens présents ce soir avaient vu bien pire qu'une fille de pasteur se trémousser sur une chanson d'un groupe suédois tout ce qu'il y avait de plus respectueux. Il n'y avait qu'à détailler leurs tenues pour s'en rendre compte.

Gimme gimme gimme a man after midnight
Won't somebody help me chase the shadows away
Gimme gimme gimme a man after midnight
Take me through the darkness to the break of the day ♫

Ce n'était peut-être pas digne d'elle, mais Cassie se sentait comme obligée de chercher dans l'audience un homme qui serait réceptif à son message. Des hommes, il y en avait, mais en trouver un qui aurait le cran de se laisser embarquer dans le manège d'une fille de bonne famille en crise d'identité c'était une autre paire de manche. Tout comme sa chorale Cassie était victime de sa réputation. Et cette réputation elle l'avait érigée elle-même, ce n'était pas son père ni sa religion qu'elle devait blâmer. C'était elle. Et si elle n'avait aucun mal à en accepter les conséquences sur sa personne, il lui était bien plus amer de reconnaître qu'elle avait pu être un fardeau pour sa chorale. Elle ferait en sorte d'inverser la tendance, c'était une promesse intérieure.

Movie stars
Find the end of the rainbow, with a fortune to win
It's so different from the world I'm living in
Tired of T.V.
I open the window and I gaze into the night
But there's nothing there to see, no one in sight
Is there a man out there
Someone to hear my prays

Gimme gimme gimme a man after midnight
Won't somebody help me chase the shadows away
Gimme gimme gimme a man after midnight
Take me through the darkness to the break of the day

Gimme gimme gimme a man after midnight...
Gimme gimme gimme a man after midnight...

Is there a man out there
Someone to hear my prays

Gimme gimme gimme a man after midnight
Won't somebody help me chase the shadows away
Gimme gimme gimme a man after midnight
Take me through the darkness to the break of the day
Gimme gimme gimme a man after midnight
Won't somebody help me chase the shadows away
Gimme gimme gimme a man after midnight
Take me through the darkness to the break of the day ♫

La dernière note s'éleva dans la clameur générale, tandis que Cassie disparut dans l'ombre de la scène. Une salve d'applaudissements lui réchauffa le cœur et la rassura sur le tournant qu'elle avait décidé de prendre. Lorsque la musique reprit, elle aperçut Charlie qui vagabondait dans l'assemblée, un verre à la main. Elle se précipita jusqu'à elle, manquant à la fois de tomber dans les marches qui menaient à l'estrade et de renverser son verre. "Oh Charlie ! J'ai déjà remercié Joanna mais je tiens vraiment à te dire merci en personne à toi aussi. Elle m'a dit que tu avais été d'une aide précieuse et je t'en suis vraiment reconnaissante. Tu es un atout incroyable pour cette chorale et je suis vraiment contente d'avoir pu déceler ce potentiel chez toi."

Arrête les mojitos, Charlie lui soufflait cette petite voix intérieure qui, étrangement, ressemblait à s’y méprendre à celle de sa mère. Un verre à la main, Charlie s’était enfin décidée à rejoindre la foule de danseurs sur la piste et se déhanchait à présent de son côté dans sa longue robe rouge, sans se soucier des personnes qui l’entouraient. Elle avait soudainement ressenti le besoin de s’éloigner du bar et de ses problèmes pour mieux se laisser bercer par ces airs de disco qui s’échappaient des haut-parleurs installés aux quatre coins de la salle. Prendre du recul sur les événements de la soirée ne pouvait lui faire que du bien. Depuis qu’elle était arrivée, elle ne cessait de s’agiter dans tous les sens, préoccupée par le bon avancement de la fête, puis par la trahison dont elle avait été victime et enfin par le nombre de mojitos qu’elle saurait avaler en une seule soirée. Et mieux valait oublier cette conversation catastrophique qu’elle avait eue quelques minutes plus tôt avec un certain Ryder Crawford, qu’elle s’efforçait tant bien que mal de gommer de son esprit sans pour autant obtenir des résultats très concluants. C’est de ta faute, Charlie, tout est de ta faute poursuivait la petite voix agaçante dans son esprit. Fronçant le nez, la jeune fille tapota son front de ses doigts libres, comme pour mieux éloigner la voix. Tout n’était pas entièrement de sa faute. Elle n’était en aucun cas responsable de la réunion du trio diabolique qu’elle avait vu chanter et danser sur scène, elle n’avait jamais demandé à Ryder de s’intéresser à Caldwell et… peut-être qu’en effet, tout le reste était de sa faute. Mais qu’y pouvait-elle, si elle avait un don pour s’attirer les ennuis ? La chance n’avait jamais été de son côté, c’était un fait. Depuis qu’elle était toute petite, le hasard s’acharnait à lui mettre des bâtons dans les roues, comme pour s’amuser des chutes toujours plus glorieuses les unes que les autres de la jeune femme. Ce n’était pas de sa faute, ça. C’était une histoire de karma, ni plus ni moins. Quelqu’un avait dû se pencher au-dessus de son berceau à sa naissance pour lui jeter un sort après avoir visionné une rediffusion de la Belle au Bois Dormant. Et vingt-deux ans après, elle subissait encore les conséquences de cette vilaine malédiction.

« You are the dancing queen, young and sweet, only seventeen, dancing queen, feel the beat from the tambouriiine » Chantonna Charlie tout en tournoyant sur elle-même, brandissant son verre bien haut pour éviter que les danseurs autour d’elle ne le renversent. Elle était bien loin de partager l’optimisme d’Abba, mais s’évertuait à paraitre heureuse quoi qu’il arrive. Qu’importe si son couple battait de l’aile, s’il y avait fort à parier que son petit-ami n’avait pas été aussi fidèle qu’il ne le disait ; qu’importe si son meilleur ami s’était entiché de sa pire ennemie, qu’importe oui qu’importe, si son petit monde tombait en ruines. Elle avait de l’alcool, de la musique : tout ce qui lui fallait pour oublier sa solitude ou encore les décisions qu’elle avait prises ces derniers temps. Elle était Dancing Charlie, celle qui sait danser même dans les pires moments de sa vie. Quelle belle leçon d’hypocrisie. « You can dance, you can jive, having the time of your life, see that girl, watch that scene, diggin' the dancing queen ». Les notes de musique se firent de plus en plus discrètes et peu à peu, le silence retomba dans la salle. Interloquée devant ce calme soudain, Charlie releva la tête derechef et esquissa un grand sourire lorsqu’elle aperçut Cassandra Hamilton sur scène. Cette dernière tapota doucement sur son micro pour être certaine de retenir l’attention des danseurs puis se lança dans un discours de remerciement adressé principalement aux Second Chances. Charlie ne comprit environ qu’un mot sur deux, mais n’en demeura pas moins enthousiaste à l’idée de voir sa directrice sur l’estrade. « Yaaay Cassie ! » Cria-t-elle pour encourager Cassandra lorsque celle-ci termina le discours. La musique revint aussitôt dans la salle, accompagnée de la voix de la Second Chances. Après avoir avalé le reste de son verre d’une traite, Charlie s’empressa de le poser dans un coin de la salle puis retourna au centre de la piste afin de se dandiner sur la chanson interprétée par la directrice des Second Chances.

Tu vas avoir des problèmes la prévint une fois de plus la petite voix, et  ce fut en secouant la tête de droite à gauche pour nier ces faits qu’elle aperçut au loin Wyatt Pillsbury, qui se tournait dans sa direction. Ouvrant de grands yeux ronds, la brunette se précipita de l’autre côté de la piste de danse et ne s’arrêta que lorsqu’elle fut dissimulée par quelques danseurs particulièrement dynamiques. A l’abri des regards, elle se remit en mouvements et imita maladroitement les pas de danse des personnes qui l’entouraient. « Gimme gimme gimme a man after midnight, take me through the darkness to the break of the day » Fredonna-t-elle alors que les applaudissements retentissaient avec force dans la salle, acclamant le retour de Cassandra Hamilton. Se joignant aux invités, Charlie applaudit et n’hésita pas à siffler afin de féliciter la fille ainée du pasteur. Elle ne se souvenait plus vraiment de la raison pour laquelle elle était aussi enthousiaste à l’idée de voir Cassandra sur scène, mais elle n’en avait cure : tant qu’elle parvenait à détourner son attention de ses malheurs, c’était le principal. Retrouvant son entrain lorsqu’une nouvelle musique se fit entendre dans la salle, elle se remit à danser de plus belle, esquissant quelques pas peu adroits et manquant de bousculer à plusieurs reprises les danseurs autour d’elle. Vexée par les regards qu’ils lui lancèrent lorsqu’elle s’approcha d’un peu trop près d’un groupe d’amis, elle décida d’aller récupérer un nouveau verre au bar avant de repartir à l’assaut de la piste de danse, mais de préférence de l’autre côté de la salle pour ne pas gêner davantage ces « débiles ». S’élançant vers le bar en titubant, elle obtint son mojito en un temps record –à croire que le barman commençait à être habitué à sa présence- et comme prévu, repartit vers la piste.

Ce qu’elle n’avait pas imaginé, en revanche, était qu’elle tomberait nez à nez avec Cassandra Hamilton avant même de reposer un pied sur la piste. Souriant d’un air hébété tout en stabilisant le verre qui avait failli finir sur le sol du piano-bar, elle entendit plus qu’elle n’écouta Cassandra. D’après ce qu’elle comprit, la jolie blonde la remerciait de son aide dans la préparation et l’organisation de la soirée. Touchée par ce petit discours –peu importait si elle n’avait pas la moindre idée de ce dont on lui parlait- elle ouvrit grand les bras et serra Cassandra contre elle, renversant un peu de mojito derrière elle sans s’en rendre compte. Après quelques secondes d’étreinte, elle se dégagea doucement de celle-ci et sourit. « Pas de problèmes, Milton ! » S’exclama-t-elle d’un air entendu. « Mais tu sais, tu devrais plutôt remercier ta sœur, elle a été for-mi-da-ble. Pouvoir bosser avec elle, c’est vraiment génial ! » Fit-elle, s’enfonçant davantage dans une hypocrisie qui n’avait d’autre moteur que l’alcool qu’elle buvait depuis le début de la soirée. Reprenant une gorgée du cocktail, elle en renversa un peu sur son menton et grimaça. Passant le revers de sa main sur sa peau pour y retirer l’alcool, elle abandonna sa grimace et retrouva son sourire. « C’est elle qui me motive le plus, Garce… j’veux dire Grace. Si elle n’était pas là, je pense que je ne m’amuserais pas autant, ce soir ! » Ajouta-t-elle avant d’éclater de rire. « Sérieusement, tu as vu ce trio avec Rubinouze et Wyatt ? Exceptionnel, n’est-ce pas ? Ce que j’ai préféré, c’est quand ta sœur se dandinait contre mon petit-ami… Que du bonheur ! ».

Cassandra se sentait légère, comme si le monde qu'elle avait longtemps porté sur ses épaules s'était finalement décidé à lui rendre la pareille. Elle ne se souvenait plus de la dernière fois où elle avait ressenti un tel soulagement mais ne se préoccupait pas une seule seconde de savoir si oui ou non elle était digne de lui. Toute sa vie elle s'était engagée à rendre la vie des autres plus facile sans se soucier de la charge de laquelle elle devait elle-même s'encombrer. Ces dernières semaines en revanche son égoïsme avait été tel qu'elle regrettait de ne pas recevoir en retour, comme si tous ces efforts qu'elle avait fournis méritaient récompense et que chacune de ses œuvres n'était pas tout à fait désintéressée. C'était bien entendu faux, jamais elle ne s'était dévouée aux autres dans le but qu'un jour on se souvienne de sa générosité. Pourtant elle avait fini par le croire, à une période de sa vie où elle n'en comprenait plus véritablement le sens, et elle avait réalisé avec désolation que le sacrifice de toute une vie n'avait récolté aucun fruit et qu'elle n'était qu'une esclave de sa foi. Si elle se sentait si réjouie ce soir, c'était justement parce qu'on lui avait prouvé le contraire. On lui avait prouvé qu'elle avait de l'importance et que sa personne pouvait manquer à son entourage. C'était légèrement égocentrique de sa part, mais elle avait eu besoin d'être rassurée sur la place qu'elle se devait d'occuper dans ce monde.

Chaque visage familier qu'elle croisait lui réchauffait un peu plus le cœur. Elle s'accommodait même de la présence de Megan, qui quelques mois plus tôt endossait sans doute le rôle unique de personne qu'elle abhorrait. Il fallait le faire pour activer l'infime parcelle de son être capable de haine et Megan y était parvenue, par des moyens que Cassie refusait de nommer tant ils lui semblaient puérils. Ce soir elle avait fait une croix sur cette expérience, parce que le reste importait davantage et que le futur lui semblait bien plus radieux que le passé brumeux de ces derniers jours. Ce soir elle se devait d'être celle que l'on attendait qu'elle soi, sans pour autant renier ses erreurs et ses coups durs. Après tout elle s'était longtemps répété qu'il était préférable de lâcher du lest en ce qui concernait Grace pour qu'elle puisse apprendre de ses faux pas. Cassie n'était pas parfaite, même si elle était une des rares personnes à en être consciente, et il n'était pas question de renoncer à cette jeune femme qu'elle s'était efforcée d'être pour se sentir mieux. Cette nouvelle Cassandra n'était foncièrement que le reflet de sa véritable personne : celle qui se cachait derrière le voile de l'abnégation.

Son enthousiasme se heurta à une Charlie désinhibée- elle était apparemment loin d'être la fille prude qu'elle croisait sur les bancs de l'église, mais jamais elle n'avait eu l'occasion de rencontrer cette partie de sa personnalité. Au final elles n'étaient peut-être pas si différentes l'une de l'autre. Malgré sa surprise elle rendit son étreinte à la brunette, la gratifiant par la suite d'un sourire ravi. Mais contrairement à ce qu'on croyait, Cassie n'était pas née de la dernière pluie et son intuition lui disait que le verre à moitié vide - elle était persuadée que Charlie l'entendait dans ce sens plutôt que dans l'autre - qu'elle tenait n'était pas exclusif. La mention de Grace la dérouta un peu. En vérité Cassie avait supposé que pas même sa sœur n'avait été au courant de la supercherie, auquel cas elle n'aurait pu tenir sa langue lors des diners familiaux ou les nombreuses fois où elle croisait Cassie dans les couloirs de la maison Hamilton. Si elle s'était trompée, elle avait définitivement manqué un chapitre de l'évolution personnelle de sa sœur et devrait se résoudre à la considérer un jour comme la jeune femme accomplie capable de voyager en Europe sans sa supervision qu'elle était. La suite du discours de Charlie l'interloqua encore davantage. Outre le lapsus qu'elle n'espérait pas révélateur, il y avait une espèce d'amertume dans sa voix que même l'alcool ne permettait pas d'adoucir, pas assez du moins. Le petit surnom peu gratifiant dont écopa Ruby confirma malheureusement ses craintes : Charlie détestait Grace. Et c'était son droit le plus absolu, mais ce qui était inconvenant c'était de jouer de sarcasme devant sa propre sœur. "Qu'est-ce que tu sous-entends ?" demanda Cassandra, prête à lui accorder le bénéfice du doute. La blonde savait dorénavant que l'alcool déliait les langues. Dans son cas il lui avait permis de renouer avec Ashandra, mais pouvait-il rendre aussi peu lucide ? "C'était un numéro, il ne faut pas le prendre comme ça. Un numéro qu'a sans doute élaboré Megan en plus de ça, alors c'est évident qu'il transpire la provocation." défendit-elle en hochant les épaules. Elle y avait même cru un instant. Pourtant une partie d'elle ne pouvait s'empêcher de soutenir Charlie. "Tu as bu combien de verres, Charlie ?" questionna-t-elle enfin, préoccupée par l'attitude chancelante de son amie.

L'histoire n'avait de cesse de se répéter, se heurtant continuellement à cette vague notion de bonheur qui n'était en réalité qu'une illusion éphémère aux répercussions douloureuses ; une illusion qui remplissait l'individu de joie jusqu'à ce que le rêve ne s'efface et laisse place à la morosité et le déni. C'était précisément dans cette phase que se trouvait Charlie ce soir-là. Elle ne le réalisait peut-être pas encore, bien trop euphorique après avoir vidé les cocktails un par un au bar, mais la réalité ne tarderait pas à la rattraper et le coup qu'elle lui porterait serait cette fois bien plus blessant que tout ce qu'elle avait pu connaitre au cours de ces dix dernières années. Elle avait touché du doigt un rêve qui s'était brusquement effondré en quelques secondes à peine, un rêve qui avait été pour elle synonyme de métamorphose et de vie nouvelle, et qui aujourd'hui virait au cauchemar. Elle avait tout perdu en un rien de temps et au fond c'était peut-être la rapidité avec laquelle les événements s'étaient enchainés qui l'avait véritablement détruite. Quelques heures plus tôt encore, elle était parfaitement heureuse, amoureuse, et malgré les zones d'ombre qui assombrissaient le tableau elle avait voulu se montrer confidente et penser que rien, non rien ne pourrait jamais le plonger dans l'obscurité totale. A croire qu'une fois encore elle s'était montrée trop naïve et qu'elle n'avait pas su tirer les bonnes leçons de ses erreurs passées. Pourquoi se méfier de tout si elle finissait toujours par baisser sa garde en fin de compte ? Pourquoi se forger cette carapace solide si c'était pour la délaisser avec une telle facilité ? Elle avait tout perdu : l'amour de sa vie, les projets d'avenir et le peu de confiance qui lui restait. La seule chose sur laquelle elle pouvait encore compter était l'amitié, et pourtant c'était comme si elle s'efforçait de laisser tomber ça aussi. Par peur, peut-être, de souffrir si elle en venait à être déçue de ce côté-là.

Le regard trouble, elle percevait difficilement les contours du visage de Cassandra mais aurait juré reconnaitre son parfum. Cassandra Hamilton. La figure même de la bonté et de la charité. Cassandra, qu'elle respectait tant et devant laquelle elle se ridiculisait à présent. Elle avait à peine conscience des mots qui franchissaient ses lèvres, des mots qu'elle n'aurait jamais pu prononcer dans une autre situation. Car si Charlie haïssait la sœur cadette de son amie, elle avait préféré passer sous silence cette haine plutôt que de la divulguer en présence de Cassandra, par amitié pour elle mais pas seulement; la chorale des Second Chances était bien trop fragile pour qu'elle ne la déstabilise davantage à coups de rancœur destinée à l'un de ses membres phares. Qu'importait la nature de ses sentiments à l'égard de Grace Hamilton, c'était une choriste appréciée par les autres et si elle voulait que la chorale se reconstruise et que Cassandra décide d'en assumer la direction comme autrefois, elle devait garder sa colère pour elle et s'assurer qu'elle n'explose jamais en présence de ses camarades. Jusque-là, sa mission avait été un succès qu'elle-même avait été surprise de rencontrer ; lors des répétitions pour la soirée Disco, elle s'était accommodée de la présence de Grace sans trop de difficultés, se rendant compte qu'il était bien plus facile que prévu d'ignorer la jeune femme qui, fort heureusement, demeurait la plupart du temps discrète. Sans dévoiler trop de détails de sa vie à Joanna, Charlie lui avait néanmoins fait comprendre qu'elle préférait la laisser gérer seule la petite sœur de Cassandra et la brunette avait accepté sans trop poser de questions, au grand soulagement de la Second Chances qui avait pu se concentrer davantage sur les objectifs de la soirée et moins sur son envie de refaire le portrait à cette petite Garce.

Seulement voilà, en dépit de tous les efforts qu'elle avait réalisés depuis le début, ce soir-là elle ne se souciait plus de rien et son indifférence bousculait toutes les résolutions qu'elle avait pu prendre jusque-là. A force de vouloir intérioriser au maximum et tout garder pour elle, elle finissait par exploser et ce au pire moment. Face à celle qu'elle avait toujours respecté et apprécié. Face à Cassandra, son amie. Un grand sourire aux lèvres, elle s'amusa du trio qu'elle avait vu naitre sur scène, multipliant les commentaires au sujet de Grace en particulier sans véritablement se rendre compte de ce qu'elle disait ni même des soucis qu'elle pourrait s'attirer en parlant ainsi. Elle n'écoutait même plus la petite voix intérieure qui la mettait en garde, lui soufflait de se taire et de tourner les talons au plus vite : à quoi bon ? C'était trop tard pour faire marche arrière de toute façon : les yeux de Cassandra brillaient d'incompréhension et elle ne tarda pas à lui demander ce qu'elle sous-entendait. Le sourire de Charlie s'élargit davantage : elle n'en avait rien à faire de Megan Morgan et de sa probable implication dans toute cette histoire, tout ce qu'elle retenait était sa colère contre Grace, sa haine contre celle qui était venue la voir un dimanche matin en pleine messe pour exiger qu'elle rompe avec Wyatt, prétendant que le rouquin lui appartenait. Jamais elle ne pourrait oublier cet épisode. Jamais.

Alors au mot « provocation », Charlie éclata de rire, son verre tremblant si fort dans sa main qu'elle manqua à nouveau d'en renverser le contenu sur le sol déjà glissant du piano-bar. « Oh crois-moi, Garce en connait un rayon côté provocation, elle n'est pas si innocente que ça » Fit-elle, les yeux larmoyants. « Ta sœur est complètement accro à Wyatt, elle est persuadée qu'il est son putain de prince charmant. Il suffirait d'un "oui" de sa part et elle oublierait toutes ses convictions à la con, ohhhh ça oui ». Portant le verre à ses lèvres, elle en avala une longue gorgée et se sentit tout de suite mieux. Fixant à nouveau Cassandra, elle grimaça lorsque celle-ci lui demanda combien de verres elle avait bus. « Franchement ? Aucune idée, je n'ai pas eu le temps de compter » Répondit-elle, chancelant une nouvelle fois lorsqu'elle voulut se rapprocher d'elle. Levant son verre devant elle en direction de Cassandra, elle fronça les sourcils. « Pourquoi ? Tu veux que j'aille t'en chercher un ? Ca te fera peut-être du bien à toi aussi... ? ».

Malgré toute la vicissitude de sa vie, les peines et les erreurs qui l'avaient façonnées telle qu'elle faisait face aux autres désormais, Cassandra n'avait pas appris à regarder l'alcool avec la même nonchalance que celle avec laquelle elle semblait appréhender son passé. Il y avait toujours quelque chose de particulièrement répulsif dans la relation qu'elle entretenait avec ce que certains qualifiaient de courage liquide. Pour elle c'était tout l'inverse. Ce liquide quel qu'il soit, lorsqu'il s'imprégnait de son hôte, ne faisait pas de lui un être courageux mais soulignait plutôt une lâcheté latente caractéristique de la bienséance. Cassandra n'était pas encore prête à balayer d'un revers de la main tout ce que lui avaient inculqué ses parents, sous prétexte d'un spleen dont elle n'ignorait foncièrement pas l'origine. Elle ne pouvait pas les blâmer d'être l'essence même de son chagrin et elle ne pouvait pas se résoudre à se réfugier dans l'un, voire plusieurs des sept péchés capitaux. C'était trop simple de s'abandonner à la luxure ou à la gourmandise pour prouver qu'elles étaient bien plus miséricordieuses qu'un Dieu qui lui avait tourné le dos. Elle connaissait suffisamment les propriétés de l'alcool pour les bannir de son système. Mais ce qu'elle savait également, c'était toutes les raisons qui pourraient pousser quelqu'un de moins résolu qu'elle à céder si facilement à l'appel d'un ami aussi noble d'apparence que ces cocktails multicolores.

La détresse de Charlie ne lui échappait donc pas, mais Cassie se voyait partagée entre cette clémence dont elle savait faire preuve et cette tendance à juger dont elle avait foncièrement toujours disposé. On penchait plutôt vers ce côté magnanime qu'inspiraient ses racines familiales mais pourtant Cassie n'en demeurait pas moins une fille extrêmement opiniâtre et hâtive dans ses conclusions. Certes elle changeait facilement d'avis parce que son altruisme avait toujours été plus développé que son égoïsme, mais elle se permettait malgré tout la digression de son impartialité. La fille de pasteur aurait dû s'arrêter au désespoir évident de Charlie là où la sœur bienfaitrice traitait le moindre de ses faux pas comme étant un acte délibéré de provocation. Cassie n'en voulait pas à l'alcool de rendre Charlie si instinctive, elle en voulait justement à Charlie d'avoir attendu qu'on lui dicte sa conduite pour venir l'affronter. Tout ce qu'elle avait voulu c'était la remercier de son implication mais l'impertinence de son interlocutrice avait suffi à éclipser les nombreux actes de bonne volonté qu'elle avait bien pu réaliser tout au long de ces dernières semaines.

Cassie avait essayé de tempérer la brune en faisant foi de sa grande sollicitude. Elle savait Charlie raisonnable et était assez avisée pour comprendre que son état trahissait un mal-être dont elle avait essayé de comprendre l'origine. Seulement Charlie ne semblait pas en mesure de coopérer et à mesure qu'elle déblatérait des propos grossiers à propos de sa sœur, les sourcils de Cassie se levaient pour laisser place à de gros yeux ronds d'incompréhension. Elle n'était même pas en colère. Elle était juste dans le flou artistique le plus total. En qui devait-elle avoir confiance ? Une Charlie ivre qui ne savait plus mesurer ses propos ou une Grace qu'elle avait toujours su innocente, et ce même lorsque la situation ne s'y prêtait pas ? Le choix lui paraissait évident. "Tu racontes n'importe quoi Charlie, tu ferais mieux de rentrer chez toi avant de dire des choses que tu pourrais regretter." conseilla-t-elle avec un calme presque révoltant. Cassandra n'était peut-être pas la première personne à qui la tornade Charlie avait eu affaire ce soir, mais dans son infinie bonté elle espérait bien être la dernière. A l'instar de Charlie elle pourrait oublier ce moment embarrassant pour toutes les deux et faire semblant à l'office dimanche qu'elles s'étaient quittées sur des échanges tout ce qu'il y a de plus cordial. Elle était prête à le faire, mais Charlie avait littéralement versé la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase en insinuant avec une subtilité digne de l'état d'ivresse dans lequel elle se trouvait qu'elle ferait mieux de se décoincer elle aussi. Après tout ce qu'elle avait enduré dernièrement elle aurait plutôt imaginé entendre le contraire et curieusement elle se sentit vexée de ne pas être assez décomplexée à ses yeux. "Donne-moi ça." dit-elle sur un ton plus sec cette fois, arrachant à Charlie le verre qu'elle agitait devant son visage dans un ultime geste de défi. La facilité avec laquelle Charlie lâcha prise la surprit telle qu'elle envoya le verre valser un peu plus loin derrière elle, victime de sa force sous estimée. Quelques regards curieux s'arrêtèrent pour jauger la scène avant de se remettre à glisser dans l'indifférence générale. "C'est pas plus mal." conclut-elle en secouant sa main pour y chasser les quelques gouttes qui s'étaient réfugiées sur elle. "Si tu as un problème avec Wyatt tu ferais mieux de le régler avec lui mais mêle pas ma sœur à tout ça. Tu peux y mêler qui tu veux mais pas Grace." lui suggéra-t-elle, même si la mention de prince charmant fit écho à la conception édulcorée qu'avait Grace des relations amoureuses. Sans détacher son regard de celui de Charlie elle la défiait dans un élan de fierté puéril. Elle était bien résignée à ne pas ciller.

Sous l'influence de l'alcool, Charlie ne réalisait pas à quel point ses mots pouvaient être blessants ; elle n'avait pas conscience de la grossièreté dont elle faisait preuve à l'égard de Cassandra, celle qui l'avait toujours soutenue depuis le tout début. En temps normal, jamais elle n'aurait osé insulter Grace de la sorte devant Cassandra : elle connaissait leur relation et savait à quel point les deux sœurs étaient liées. Insulter Grace revenait à insulter Cassandra, et c'était probablement de cette façon que la jeune directrice des Second Chances voyait les choses. Pourtant, aux yeux de Charlie, les deux sœurs n'étaient pas similaires en tous points, bien au contraire. Si en Cassandra elle reconnaissait une bonté certaine, une philanthropie comme il n'en existait plus et une sincérité rare, de tels adjectifs ne pouvaient en revanche guère qualifier la cadette. Malgré son visage d'ange, ses traits fins et réguliers, son nez droit et son grand regard bleu dans lequel certains pouvaient lire l'innocence, Grace Hamilton n'avait rien d'un ange et derrière cette carapace chétive se dissimulait en réalité une petite manipulatrice usant de la réputation de sa famille pour faire ses coups en douce. Elle était vile. Vile, égoïste et sans le moindre scrupule, prête à détruire un couple pour obtenir l'objet de ses désirs ; prête à utiliser sa foi pour justifier ses actes. Et c'était probablement ce que Charlie haïssait le plus chez elle : sa façon de tromper son entourage, de se faire passer pour une jeune ingénue alors qu'elle n'était en réalité qu'une fourbe aux mœurs légères.

Charlie ne pouvait néanmoins pas en vouloir à Cassandra d'être aveuglée par l'aura faussée de sa sœur, puisqu'elle-même avait laissé cette dernière la tromper. Avant cette fameuse altercation à l'église, la Second Chances avait toujours porté sur la cadette Hamilton un regard bienveillant, voire admiratif. Cette famille était si parfaite, pensait-elle, les fées -ou plutôt les anges- avaient dû se pencher au-dessus des berceaux des membres de cette famille à leur naissance pour qu'ils soient tous aussi irréprochables. Les Hamilton étaient dignes d'une famille telle qu'on en voyait régulièrement à la télévision ou au cinéma : une famille exemplaire, qui n'était guère souillée par le vice. Charlie, elle, venait d'une famille détruite par le deuil ; elle ne pouvait que rêver d'une famille comme celle des Hamilton. Malheureusement cette image avait changée du tout au tout lorsqu'elle avait reconnu leur faille et avait réalisé que la perfection n'existait pas, pas même chez les Hamilton. Cette faille portait le nom de Grace, cette choriste que personne ne soupçonnait et qui aurait pourtant eu sa place dans un asile psychiatrique. Le seul fait de penser à cette folle la faisait frémir de rage.

Charlie ne comprenait pas pourquoi le visage de Cassandra s'animait soudain d'incompréhension voire d'une pointe de colère ; à ses yeux, elle ne faisait que rétablir la vérité et la jolie blonde aurait surtout dû la remercier d'avoir le courage de lui ouvrir les yeux sur l'identité imparfaite de sa cadette. C'était Grace qu'elle aurait dû réprimander et surveiller, Grace dont elle aurait dû se méfier. Pas elle. Charlie ne voulait pas lui faire de mal, c'était même la dernière chose qu'elle aurait souhaité faire. Et si c'était sans doute l'alcool qui la rendait aussi loquace et accentuait sa colère, elle pensait néanmoins tout ce qu'elle disait. Cette sincérité dont elle faisait preuve était pour elle le témoignage de son amitié, et si Cassandra était toujours aveuglée par la foi qu'elle avait placée en sa petite sœur, un jour elle la remercierait d'avoir été la première à lui dire ce que Grace représentait réellement : une menace pour sa famille, une entaille dans son arbre généalogique.

Malgré son état alcoolisé qui freinait de manière évidente sa perspicacité, Charlie fut néanmoins surprise de constater à quel point le regard de Cassandra contrastait avec le ton de sa voix, parfaitement calme et posé. En dépit de tout ce qu'elle venait de lui dire, Cassandra s'évertuait à adopter une attitude maternelle qui déstabilisa la brunette. Aussi, lorsque l'ainée Hamilton essaya de lui prendre son verre, comme l'aurait probablement fait une mère face à un enfant ivre, Charlie lâcha instantanément sa prise. Une fraction de seconde plus tard, le fracas du verre derrière elle la sortit de sa léthargie et elle éclata de rire, l'invraisemblance de la situation la frappant de plein fouet. Plaquant ses deux mains à plat contre son ventre, elle se pencha légèrement en avant, donnant libre cours à l'hilarité qui secouait ses épaules et la rendait presque hystérique. Lorsqu'elle parvint enfin à retrouver son calme, elle se redressa et secoua vivement la tête. « Tu ne comprends pas, Milton. Ce n'est pas avec Wyatt que j'ai un problème, c'est avec ta sœur. Mais ouvre les yeux, bon sang ! Garce n'est pas la petite fille parfaite que tu imagines ! Elle ne l'a peut-être jamais été ! ».

Désireuse de rétablir la vérité, soudain, Charlie s'emporta. Esquissant de grands gestes avec ses mains, elle criait plus qu'elle ne parlait et continuait d'ignorer les regards qui se posaient sur elle. « Si tu savais ce qu'elle m'a dit ! Elle voulait que je rompe avec Wyatt, que je lui rende l'entièreté de son putain d'amour ! Notre couple était contre-nature, oui parfaitement ! Contre-nature, contre-Dieu ! Je me souviens de tout, je pourrais te réciter toutes ses putains de paroles ancrées dans ma putain de mémoire ! » Ajouta-t-elle, plus irritée que jamais. Elle aurait voulu avoir l'enregistrement de ce qui s'était passé à l'église pour lui prouver qu'elle disait la vérité, qu'elle n'inventait rien. Mais c'était impossible, et seuls ses mots pouvaient encore la convaincre. Alors elle essayait, coûte que coûte, incapable de s'arrêter. « Ta sœur est folle, Cass', folle à lier ! Et pendant tout ce temps, j'ai réussi à me taire. J'ai réussi à me taire pour toi, rien que pour toi et les Second Chances. Mais tant pis si tu ne me croies pas, si tu persistes à vouloir croire qu'elle est irréprochable. Un jour ou l'autre, tu seras bien obligée d'admettre la vérité, et ce jour-là, tu sauras que je n'essayais pas de te tromper, mais que j'essayais simplement de t'aider ». La plantant là, elle fit volte-face et saisit le verre d'une danseuse qu'elle vida d'une seule traite avant de le balancer par terre. Adressant un dernier regard à Cassandra, elle fronça les sourcils puis se fraya un chemin à travers la foule.

"Et arrête de jurer, par tous les saints !" implora-t-elle lorsque Charlie ponctua ses phrases de "putain" certainement pas choisis au hasard. Si elle pensait rehausser ses propos elle n'avait de toute évidence pas opté pour la meilleure méthode, Cassie s'attardant davantage sur la forme grossière de son langage que sur le fond de dépit qui l'animait. La blonde n'était pas certaine de s'accrocher à ce genre de détails futiles parce qu'elle avait envie de fuir la réalité de son discours ou si c'était simplement un réflexe instinctif dont jamais elle ne pourrait se débarrasser. Quoiqu'il en soit elle n'était pas sans ignorer que l'amour qui rendait aveugle n'était jamais exhaustif et que celui qu'elle vouait à sa sœur - tout comme au reste de sa famille - avait la fâcheuse tendance à l'écarter du droit chemin de la raison. Il y avait certainement quelques fondements véritables dans les propos de Charlie, et ce malgré toute l'aigreur que lui inspirait son chagrin, mais il s'agissait justement de ce genre de vérités qu'il valait mieux taire, pour le bien commun. Un monde sans hypocrisie était une dystopie dont même les francs ne voulaient pas, et clairement ce soir Charlie avait dépassé les limites des dictats tacites de la courtoisie. Cassandra était affreusement consciente des travers de sa sœur, de son euphorie excessive et de son implication démesurée, mais elle demeurait sa sœur. Elle l'avait soutenue lorsque les nuages gris et menaçants du doute étaient venus planer au dessus de sa tête, les chassant à coups de gaieté et de bon sens. Et Cassie en avait fait de même à son tour, si bien que c'était devenu un sempiternel relai entre elles qui ne se terminerait sans doute jamais, parce que jamais ne seraient-elles à l'abri du Mal. Ce n'était pas Charlie qui l'épaulait lorsque le reste du monde semblait lui tourner le dos, c'était Grace. Après tout ce qu'elle déplorait peut-être c'était que personne d'autre ne puisse être conscient de toute la beauté et de la bonté de sa sœur. Grace n'était pas parfaite mais elle s'efforçait de l'être.

Malgré toute la désolation que lui inspirait cette altercation, Cassandra savait faire la part des choses. Elle n'en voulait pas personnellement à Charlie de lui exposer avec virulence les vérités fondées sur la nature de Grace, ç'aurait pu tout aussi bien être n'importe qui que sa réaction aurait été la même. Elle l'aurait protégée, parce que c'était ce qu'elle faisait, et si Charlie n'était pas assez épanouie pour le comprendre c'était une doléance à laquelle elle ne pouvait présentement se résoudre. Les mots ricochaient sur elle comme des lames de couteaux, la laissant chaque fois un peu plus blessée dans son âme. Dans un sens Cassie encaissait cette animosité avec abnégation, parce qu'elle se savait en toute modestie plus apte à s'en relever que Grace ne l'était. Elle préférait être le martyr de son amour fraternel plutôt que d'être le témoin passif de la destruction psychique de sa sœur. Grace avait joué les remparts trop longtemps, c'était désormais à son tour de protéger la forteresse de sa dignité. Charlie avait revêtu le masque de la haine incandescente et, si Cassie ne pouvait lui en vouloir de jouer le rôle dont personne n'avait voulu, elle était pourtant assez lucide pour lui tenir rigueur de certains propos. Il n'était pas question de la laisser s'en tirer sous prétexte qu'elle faisait preuve d'une franchise inopinée dans son propre intérêt. C'était trop facile de se cacher à la fois sous le masque de la neutralité et derrière l'armure de l'alcool. Il y avait forcément une part de passion destructrice derrière ce spectacle d'affliction.

Devant ses yeux Cassandra vit Charlie se défiler - c'était ainsi qu'elle l'entendait - mais il n'était pas question de lui laisser le dernier mot. Encore moins lorsque celui-ci prônait des pseudos valeurs altruistes. Il n'y avait rien d'altruiste dans de telles révélations, c'était au contraire le produit d'un égoïsme profond que Cassandra mettait sur le compte de l'alcool. Elle voyait la brusque sincérité de Charlie comme une tentative désespérée de la faire couler avec elle dans le déluge de sa déception. Et ça c'était tout sauf faire preuve de charité. Grace le savait elle, au moins. Elle ne se serait certes pas tu, ni même n'aurait feinté d'autres occupations pour échapper à la confrontation, mais elle aurait su où arrêter sa mauvaise foi. A travers le brouhaha ambiant, même consciente de ne pas être entendue, elle s'essaya dans un dernier élan de dignité. "Tu ne m'aides pas Charlie, tu n'aides que toi. Tu ferais mieux de rester au lit demain. Quand tu auras réfléchi à tes erreurs tu seras la bienvenue aux répétitions. Tu ne voudrais pas tourner le dos à tes amies Charlie." Puis plus rien. L'hystérie générale lui était apparue de nouveau, insolent mémo de l'étrangeté de la scène dont elle venait d'être l'actrice principale.