« De toute façon, l'existence de prétendus dons de voyance présuppose que tout est écrit... c'est bien la preuve que c'est totalement faux. » De nombreuses fois Emma avait prononcé cette phrase. Elle refusait de se dire que tout était déjà prédit et que les humains n'étaient en quelque sorte que des pions suivant une trame qu'on avait décidé pour eux. Elle croyait en le libre arbitre; elle voulait y croire, cela se voyait dans beaucoup de ses choix personnels. Elle encourageait les élèves à prendre leurs décisions et responsabilités, essayait d'aider les plus démunis à reprendre pieds... Tout cela aurait été inutile si un seul instant elle pensait que leur avenir était déjà tracé et qu'ils n'y pouvaient rien changer. D'une manière générale, il y aurait quelque chose de terriblement tragique à cette prédestination qui donnerait sincèrement envie à Emma de clamer que la vie n'avait plus aucun intérêt. Oui, elle irait jusque là: une femme prisonnière de ses TOC, refusant toute forme d'aventure ou de surprise et préférant tout méticuleusement planifier trouverait insupportable l'idée de ne plus être libre... libre de s'imposer des contraintes par elle-même. Libre de choisir sa propre cage. Si on lui prouvait sincèrement que son avenir était prévu depuis sa naissance, elle aurait sagement attendu sa disparition de la terre en songeant que c'était une jolie perte de temps que de s'essayer à vivre. Alors définitivement, elle était convaincue que la vie était avant tout une existence pleine de contraintes, certes, mais aussi imprégnée d'une liberté causée par le choix que chacun pouvait faire à chaque instant. D'ailleurs, de quel droit aurions-nous pu juger qui que ce soit de quoi que ce soit si l'on y pouvait rien changer? Les meurtriers n'auraient en fait aucune influence sur leurs décisions et leur tenir rigueur des atrocités qu'ils pourraient commettre serait purement illogique. De la même manière, comment attendre de qui que ce soit qu'il ou elle soit un bon ami, un collègue aimable, un mari fidèle? En réalité, l'essentialisme était une excuse. Une excuse pour ne pas vivre, pour vivre lâchement, pour ne pas assumer les conséquences de ses actes et pour se laisser porter, pour laisser la vie nous vivre au lieu de la vivre nous-même. Si elle en avait eu les moyens techniques -et sans briser des vies- Emma se serait plu à prouver l'augmentation significative du nombre d'actes moralement condamnables au sein d'un groupe d'individus à qui on aurait prouvé que leur existence était régie par des forces qui leur étaient supérieures. Et ça, c'était sans compter le nombre accru de nouveaux dépressifs -dont elle aurait fait partie, soyez-en sûr.

Plus aucun intérêt à la vie dans ce cas de figure, tout simplement. Alors pourquoi tenait-elle fermement dans sa main droite une petite carte de visite sur laquelle figuraient les coordonnées d'une "voyante professionnelle"?

La phrase résonnait encore dans sa tête: "quelque chose de grave". Lorsqu'elle avait reçu une publicité l'invitant au centre de voyance, Emma avait d'abord levé les yeux au ciel d'un air exaspéré, repensant à Grace et la voix robotique qui avait achevé de la rendre névrosée. Petit à petit pourtant, l'idée d'y aller "juste pour voir" avait fait son chemin dans son esprit. Elle s'était d'abord dit que c'était un moyen de se prouver à elle-même qu'elle avait raison au sujet de sa perception de l'existence, puis elle avait pensé piéger la voyante d'une manière ou d'une autre et enregistrer la conversation pour faire comprendre à Grace combien tout cela était grotesque. Finalement, elle s'y était rendue parce qu'elle s'imaginait tirer les cartes et apprendre le prénom de son futur deuxième enfant. Certes, ce ne serait qu'à titre indicatif, mais elle était curieuse de savoir quel bonheur on pouvait lui prédire; elle aurait simplement souri d'un air songeur en entendant le récit de son renouvellement de vœux de mariage d'ici quelques années, puis de la naissance de son petit garçon ou de sa petite fille, peut-être d'un déménagement à venir, d'une promotion, d'une carrière politique, quoi que ce soit. Tout ce que ce rendez-vous lui aurait apporté, ç'aurait été un peu de baume au cœur et de confiance pour le futur. Elle avait des tas de belles choses à faire, et un tiers s'en rendrait simplement compte en voyant qu'elle avait tiré le neuf de carreau.
Seulement voilà, ses plans n'avaient pas tout à fait fonctionné comme prévu, et sa séance gratuite ne lui avait révélé que peu de choses... jusqu'à ce qu'on lui dise que quelque chose de terrible allait arriver. Aussi la rouquine en avait demandé plus, mais les ondes étaient brouillées, quelque chose dans ce goût là. Résultat, la période d'essai était arrivée à expiration, et Emma s'était retrouvée totalement démunie.

Elle n'aurait pas dû y croire, non. Mais cela faisait quatre jours qu'elle faisait attention à tout, à tout le monde, tout le temps, qu'elle n'arrivait pas à dormir, appelait ses parents plus qu'elle ne l'aurait voulu, se lever trois à quatre fois dans la nuit pour vérifier que Emily allait bien. Définitivement, il fallait que ça s'arrête; déjà ses yeux s'affaissaient sous le poids de ses cernes. Elle avait besoin d'en savoir plus, d'être rassurée... plus aucune de ses considérations ne lui paraissait logique. Elle ne raisonnait plus normalement, elle était terrorisée. Son bonheur ne pouvait pas être mis à mal si facilement, non. Elle lutterait, elle se battrait jusqu'à n'en plus pouvoir. Seulement pour ça, il fallait qu'elle sache contre quoi se battre.

Aussi poussa-t-elle la porte du local de voyance, un peu honteuse, trop fatiguée cependant pour culpabiliser. Elle avait pris soin de ne dire à personne où elle allait, et regardait nerveusement son portable toutes les cinq minutes pour vérifier qu'elle n'avait pas manqué un appel... d'un hôpital, d'une gendarmerie, de la morgue. Oh no, gosh. Vite, vite, qu'on la sauve. Elle devenait folle. « Bonjour... Emma Pillsbury. J'ai pris rendez-vous pour quinze-heure trente. » Annonça-t-elle d'une petite voix peu assurée, regardant autour d'elle comme pour vérifier qu'il n'y avait personne qu'elle connaissait. Elle avait le sentiment d'être une droguée qui venait chercher ses cachets; seulement en l'occurrence, les cachets pouvaient peut-être éviter à quelqu'un de ne mourir. Non par pitié, pas la mort...

Pour le moment les affaires de Violet se portaient très bien. Sa clientèle ne cessait de s'agrandir, grâce à des coups de pubs et de gentilles personnes qui, satisfaits de ses services, ont avec plaisir fait de la pub pour elle sans que la rousse n'ait besoin de demander. Elle faisait face à des clients vraiment naïfs et c'est sûrement ce qui la faisait le plus rire. Elle pouvait leur faire gober n'importe quoi, tant que ça les faisait paniquer, ils ne réfléchissaient plus correctement. Une personne avait même déjà pleuré en pleine consultation. Alors afin de ne pas éveiller les soupçons, l'arnaqueuse avait décidé d'y aller plus doucement au début. Après tout il ne fallait pas dire à tout le monde la même chose car ce n'était pas une ville énorme. Tout le monde se connaissait et beaucoup parlaient. L'un des sujets de conversation le plus en vue actuellement était la nouvelle voyante qui prédissait des choses justes. Parce que oui, elle s'arrangeait pour que ce qu'elle prédisse se réalise.

Elle avait par exemple, déjà envoyé une lettre anonyme à une de ses clientes avec un photo montage de son mari dans les bras d'une autre, parfaitement réalisé. On y voyait que du feu et ce couple-là avait malheureusement éclaté, pour le grand bonheur de Violet qui en avait fait une de ses clientes favorites. Elle sortait d'ailleurs d'une consultation avec elle. "Alors, la semaine prochaine, même heure ? [...] Très bien, à la semaine prochaine !" dit-elle, avant de lui serrer la main et de laisser partir sa cliente, un large sourire aux lèvres. La seule raison pour laquelle sa cliente avait prit rendez-vous la semaine prochaine, c'est parce qu'elle n'avait pas d'autre choix, étant donné qu'elle n'avait qu'un seul jour de libre dans la semaine. Sinon, elle serait évidemment revenue la voir dans deux jours, preuve que le travail de Violet portait ses fruits. Actuellement, elle avait toujours du temps libre dans son carnet de rendez-vous, mais dans quelques semaines, les gens allaient se presser à sa porte, ses journées allaient être pleines et sa sale d'attente remplie d'idiots accros à leur nouvelle voyante préférée.

« Bonjour... Emma Pillsbury. J'ai pris rendez-vous pour quinze-heure trente. » Violet reconnaissait cette rouquine qui était déjà venue la voir lors d'une consultation gratuite. Et son travail avait porté ses fruits, puisque la voila revenue pour une consultation cette fois-ci payante. Après chacuns de ses rendez-vous, elle prenait le soin de garder une page entière pour chaque personne venue, notait le nom et prénom ainsi que ce qu'elle avait bien pu leur présager, tout droit sorti de son imagination. Avant de recevoir la prénommée Emma, la fausse voyante avait prit le soin de jeter un coup d'oeil à son carnet et vit qu'elle avait prédit quelque chose de grave dans la vie de cette femme. Et cette femme avait l'air plutôt stressée de nature et peu confiante, c'est ce qu'elle avait compris lors de sa réaction il y a quatre jour, lors de leur premier rendez-vous. "Ah bonjour Emma ! Vous avez l'air fatiguée.. quelque chose ne va pas ?" lui dit-elle, l'air faussement inquiète avant de la conduire jusque dans une pièce spéciale où elle faisait ses consultations. Elle invita miss Pillsbury à s'asseoir avant de faire de même, derrière la table qui les séparait. "Alors que se passe-t-il ? J'ai cru comprendre que vous aviez l'air paniquée lorsque vous avez pris rendez-vous hier ?" Sa stratégie était simple ; soutirer quelques informations sur la vie de famille de la femme qui se trouvait en face d'elle, sans pour autant demander des informations de sa propre bouche.

En voyant arriver Emma, quelques jours plus tôt, dans son cabinet, Violet n'avait probablement que modérément -tout au plus- mesuré combien elle serait une proie facile. D'ailleurs, misses Schuester elle-même se pensait un peu plus coriace que ça: jamais elle n'aurait pensé qu'elle reviendrait en rampant, si rapidement qui plus est. En arrivant pour la première fois dans les locaux de la voyante, elle avait regardé chaque coin de la pièce comme si elle tentait de la mémoriser au mieux puisque, de toute évidence, elle n'y aurait jamais remis les pieds. Erreur. Quatre jours. Elle avait tenu quatre petits jours et déjà ses pieds la menaient à ce temple maudit, ce lieu de culte de forces étranges qui se plaisaient à souffler le sort tragique qu'elles réservaient aux mortels aux oreilles d'une femme qui avait la chance d'avoir obtenu un don. Définitivement, si elle avait été en mesure d'y réfléchir, Emma se serait rappelée combien il était ridicule de penser que la voyante Hopkins-Kruczynski y voyait quelque chose, justement. Tout ce qu'elle pouvait voir, c'était ses grigris pendouillant depuis le plafond ou le mur, aux formes oppressantes et teintés de couleurs chaudes alors que des plumes s'y battaient en cascade. Des petits miroirs aux bordures type impression marocaine, un petit carnet sur lequel elle griffonnait ses prévisions... ou plus exactement ses suppositions pas tout à fait aléatoires dans la mesure où elles étaient calculées en fonction du montant qu'elles lui rapporteraient.

Et pourtant son regard creusé par l'anxiété se plantait dans le sien. Ces deux billes brunes à l'accoutumée si pétillantes surmontaient désormais deux poches mal masquées par un usage abusif d'un anti-cernes bon marché. Il y eut comme un soulagement en apercevant Celle qui avait les réponses... et rapidement une angoisse plus grande encore. Et si ce qu'elle avait à lui dire ne lui plaisait pas? Et si c'était pire encore? « Non, non ça ne va pas vraiment. » Elle se retint d'ajouter un "docteur" qui ne traduisait tragiquement que trop bien la confiance aveugle qu'elle plaçait en une femme qui n'y voyait, somme toute, pas plus clair qu'elle. « Il fallait que je vous voie. » Suivant Violet dans la pièce réservée aux consultations, Emma sentait son coeur battre un peu trop fort dans l'attente de réponses. Elle s'installa comme on le lui indiquait, gardant son sac devant elle en s'agrippant à la hanse, recroquevillée sur elle-même. « Effectivement, oui, je suis très très nerveuse depuis que vous m'avez prédit... une chose. » Une chose grave. C'était tout ce qu'elle savait. « En fait, j'ai peut-être mal compris, ce n'est peut-être rien de très sérieux, n'est-ce pas? Parce que j'ai vraiment peur, vous voyez. Il y a mes parents, d'abord, même si je ne leur parle pas plus que ça... Sinon, mon frère, vous voyez, avec toutes ses histoires en ce moment, je me dis qu'il peut vraiment avoir des ennuis sérieux. Et puis avec tout le boulot que j'ai à l'association, c'est mon mari qui conduit ma fille à l'école tous les matins en ce moment... Il ne peut pas leur arriver quelque chose, ce n'est pas possible. » Secouant légèrement la tête pour convaincre quelque force que ce soit de les épargner, Emma regarda Violet dans les yeux alors que la fatigue accentuait son sentiment de terreur à la seule évocation de l'éventualité qu'il arrive quoi que ce soit à ses proches. « Je ne m'en remettrais pas. » Enfin, tout ça, Violet le savait déjà. C'était probablement juste histoire de poser le contexte. Après tout, même si elle était voyante, elle avait beaucoup de demandes et ne se rappelait peut-être pas automatiquement de ce qu'elle avait vu sur telle ou telle personne lors d'une vision aléatoire. Passant une main sur son visage, Emma entreprit de parler plus lentement. « C'est égoïste de dire ça... que moi je ne m'en remettrais pas. En plus, je devrais partir avec eux le matin, je devrais, vraiment. L'association, la chorale, c'est important pour moi, mais rien n'est plus important qu'eux. » Triturant la bandoulière de son sac avec plus d'attention, Emma en oubliait presque le sujet de sa venue. Elle n'était pas en consultation chez un psychologue -quoi que- mais bien chez une voyante. Aussi inspira-t-elle une fois, bloquant l'air dans ses poumons comme pour en faire des réserves. « C'est pour ça que je suis revenue: j'ai besoin que vous me disiez ce qu'il va se passer. Il ne va rien leur arriver, hm? De toute façon, peut-être qu'il ne s'agit pas d'accidents ou quoi que ce soit, c'est peut-être moins grave que ça, quand même. » N'est-ce pas, madame la voyante? Non, ce ne devait pas être si grave que ça, si?