Avec un sourire satisfait, Lexie fit quelques pas en arrière pour pouvoir pleinement admirer les fruits de son labeur. Certes, c'était aussi celui des patientes et généreuses petites mains prêtées par le directeur du Centre et, surtout, celui de sa soeur aînée. Mais Ginger Spice n'en avait pas moins le droit d'éprouver cette satisfaction du travail bien fait. Il restait évidemment quelques petites choses à fignoler, notamment au niveau des éclairages. Ils s'annonçaient un peu compliqués, avec les grandes baies vitrées qui refléteraient les lampadaires une fois le soir tombé et la difficulté inhérente à bien illuminer un espace aussi vaste et aux abondants recoins. Puis, il y avait cette monstruosité que le directeur avait absolument tenu à mettre au centre de l'exposition... La jeune galeriste avait bien essayé de l'en dissuader, arguant à juste titre que c'était peut-être un petit peu trop grandiloquent. Ce qu'elle avait voulu dire, c'était que c'était franchement cheap et à la frontière du mauvais goût. Et c'était venant d'une membre des chorales, de quelqu'un qui figurait quelque part  sur cette photo. Nul doute que les habitants, en particulier ceux se croyant doté d'un sens artistique exacerbé et à la fibre prétentieuse, comme certains avocats boiteux par exemple, prendraient une partie de plaisir à moquer cette mégalomanie galopante des chorales locales. Ca n'avait qu'empirer depuis l'arrivée de Megan Morgan dans le paysage et les deux victoires consécutives des Awesome Voices, qui étaient absolument partout. On aurait pu croire que l'ancienne starlette menait une campagne pour les prochaines élections présidentielles, tant sa promotion avait été invasive et bruyante. Et maintenant que le cirque post Nationals et post victoire violette s'était calmé, il fallait que Mr Dunn vienne en rajouter une couche. Lexie lâcha un léger soupir en regardant une nouvelle fois l'immense photographie, qui avait au moins le mérite d'être assez réussie. Les contrastes étaient intéressants et le jeu des couleurs donnait un joli rendu. La jeune femme tapa néanmoins dans ses mains, son plus beau sourire de pub pour dentifrices aux lèvres « Okay, c'est super, beau boulot tout le monde. Pause café, on se retrouve ici dans une demi-heure pour terminer. On tient le bon bout, courage ! » Elle avait autant besoin de s'éloigner de ses successions de tableaux et photos que leurs employés du jour.

Glissant un bras sous celui de son aînée, elle l'entraîna dans la salle qui abriterait bientôt le buffet et qui, pour l'heure, contenait seulement quelques tables avec de nombreuses carafes, remplies de boissons diverses, ainsi qu'une sélection de snacks sucrés et salés à l'intention des braves gens qui se tuaient à la tâche pour la réussite de cette entreprise. La londonienne se servit une généreuse dose de café, prit une pomme dans un panier en osier et alla s'affaisser sur une des chaises amassées dans un coin. Elle en profita pour mettre ses pieds sur un dossier, non sans une grimace. La galeriste avait beau être une championne olympique dans l'art de marcher sur des talons, quand elle passait une matinée à cavaler de toutes part dans un bâtiment de trois étages, même ses bottines les plus basses et les plus confortables ne pouvaient empêcher ses pieds de virer à la compote. « On devrait avoir fini dans quelques heures. Prions pour que ce cher James ne vienne pas réclamer des modifications de dernière minutes ! » Le directeur était un type avenant et clairement dévoué à faire briller la vie culturelle de la ville, ce que les soeurs Preston ne pouvaient qu'encourager. Néanmoins, il avait ses méthodes et ses idées, qui ne s'alignaient pas exactement avec les leurs. Et même si les deux jeunes femmes en avaient bavé, elles avaient fini par faire leur nid à Lima. Les gens connaissaient leur nom, leur galerie, elles avaient des partenaires dans tout l'état, commençaient à diversifier leurs activités avec leurs cycles de masterclass et les divers projets qui mijotaient sous leurs crinières rousses. Elles s'étaient habituées à recevoir un certain respect dans leur milieu et espéraient donc que James Dunn saurait le comprendre et l'apprécier. Du moins, c'était ainsi que pensait Lexie, désormais actionnaire majoritaire et en possession de quasi plein pouvoirs à la galerie. Mais elle osait espérer que sa soeur partageait son point de vue et la soutiendrait en cas de besoin.

« Si on m'avait dit qu'on serait un jour en train de préparer un événement pareil, ici... » Car il y avait indéniablement du positif dans cette situation, du très positif même. Pour selon que The Gallery avait longtemps été considéré comme un projet fou, une utopie, la lubie de petites filles riches qui ne passerait pas l'épreuve du temps, cette collaboration était proche de la reconnaissance. Evidemment, Lexie aurait rêvé plus grand, il n'y a pas si longtemps que ça. Mais après sa déconvenue à Londres, la jeune femme avait mûri. Et appris à apprécier ce qu'elle avait en Ohio. Peut-être qu'un jour, elle remettrait la barre plus haut ou, du moins, plus loin. Mais pas avant d'avoir atteint le sommet ici. Puis construit une tour là haut. Et planter un drapeau. Ou plutôt, organiser une exposition. Oh, en voilà une idée... Rooftop views, art sur les toits... D'un geste vif, elle sortit son fidèle Iphone rose, où elle pianota rapidement une note pour ne pas oublier ce possible éclair de génie. La rouquine prit une longue gorgée de café, puis adressa un sourire à Anna. « Et puis, je suis contente de faire ça avec toi, j'ai l'impression que ça fait des années qu'on a pas travaillé toutes les deux. Ou bu un café, en fait. » Elle eut un rire léger, signe qu'il s'agissait bien d'une boutade quant à leurs emplois du temps respectifs plutôt qu'une pique mal intentionnée. Evidemment, Baby Preston s'était sentie quelque peu abandonnée, d'abord quand Anna s'était éloignée de la gestion de la galerie mais plus encore quand elle avait décidé d'emménager en ville avec Tim. C'était difficile de ne pas imaginer sa grande soeur partageant sa maison, elles qui avaient presque toujours vécu ensemble, à quelques années près. Et puis, la Pension était une maison familiale, qui avait enfin retrouvé vie quand les deux soeurs l'avaient à nouveau investi. Mais de leur petit groupe improbable de départ, il n'y avait plus beaucoup de survivants et une mince fibre nostalgique en Lexie s'en désolait. Fort heureusement, l'endroit était toujours plein d'odeurs, de bruit, d'agitation et la rouquine s'y sentait aussi bien qu'avant. Et dans le fond, elle comprenait la décision d'Anna. Comme elle comprenait la différence entre des fiançailles discrètes et un mariage forcé dans sa grange. Quoiqu'elle dispute ce terme à ce jour. Lexie adressa donc un franc sourire à sa grande soeur, plein de tendresse et de joie. « Je crois vraiment que c'est le début de quelque chose pour nous. » Elle ne saurait l'expliquer, mais la jeune femme sentait, de cet instinct profond, que le vent tournait enfin pour les Preston et qu'elles pourraient bientôt oublier leurs tracas de l'an dernier. Elles filaient droit vers le large et l'air marin faisait un bien fou à la grande rousse.

Adossée contre le coin d'un mur libre d'oeuvres d'art, Anna attendait les bras croisés que sa sœur donne la suite de ses consignes, un sourire serein sur les lèvres. Des années de cohabitation, de collaboration et de complicité leur avaient appris qu'elles ne pouvaient pas toutes les deux monter au créneau ou prendre la direction des opérations en même temps. C'était d'ailleurs extrêmement bénéfique pour la santé mentale de tout le petit cercle personnel et professionnel qui les entourait.
Depuis qu'elle s'était mise en retrait de la galerie, Anna n'empiétait donc jamais sur les initiatives de sa sœur, et même quand un projet de plus grosse envergure se présentait et requérait l'attention de tous les membres et toutes les branches de la multinationale artistique Prestonienne, comme ce soir, elle la laissait prendre les rênes, n'intervenant que quand elle le jugeait nécessaire.
Elle adressa un clin d'œil à sa cadette quand cette dernière se retourna pour annoncer une pause bien méritée. Elle gratifia les employés qui sortaient d'un signe de tête reconnaissant, et demandeuse de la proximité physique qui caractérisait en partie leur complicité, elle se rapprocha de sa sœur qui lui attrapa le bras pour l'entraîner aussitôt.
Cela lui manquait de ne plus travailler avec Lexie au quotidien, mais sa petite sœur était faite du bois des directeurs de galeries et de musées, bien plus qu'elle, et Anna la regardait évoluer de loin avec tendresse. Quitter The Gallery était une des meilleures décisions que la photographe avait prise de sa vie.

Piochant dans le buffet de fortune devant lequel sa cadette l'avait entraînée, Anna lui tendit son mug pour qu'elle la serve en café à son tour, tout en picorant dans le panier de viennoiseries. "Healthy much, hein ?" Taquina-t-elle Lexie qui s'installait sur une chaise, une pomme à la main et les pieds au repos. La ligne parfaite d'Anna n'avait en effet pour secret que son addiction à la nicotine, et alors que les placards de la Pension regorgeaient de provisions et victuailles que la cadette des sœurs se faisait un plaisir de cuisiner, ceux d'Anna et Tim laissaient présager d'une courte espérance de vie pour les jeunes gens.
L'aînée des Preston prit le temps de manger son muffin mais haussa un sourcil en direction de sa sœur à la mention du directeur. Comme cela était prévisible, elle ne le portait pas dans son cœur, l'estimant légèrement sous-qualifié et probablement un poil incompétent face à l'ampleur de la tâche et des moyens qui lui étaient donnés, mais en grandissant, Anna Lee avait appris à jouer le jeu de l'hypocrisie et s'était montrée plus que cordiale avec Dunn. Elle prendrait cependant le parti de sa sœur au moindre problème, et n'hésiterait pas à lui rappeler qui, les premières, avaient ramené l'art à Lima, une ville qui ne comptait avant ça que sur le succès et la popularité de ses chorales pour obtenir une quelconque reconnaissance.
Les deux mains au chaud sur son mug, la photographe profitait de ce moment de répit en duo. Comme Lexie venait de le faire remarquer, les deux sœurs n'avaient plus l'occasion de profiter l'une de l'autre aussi fréquemment qu'auparavant. Lorsqu'Anna arrivait à la Pension pour prendre le relais de Madeleine et Jamie au gîte, Lexie était déjà partie. Lorsque sa cadette arrivait en fin de journée, c'était au tour d'Anna de courir pour essayer de passer un peu de temps avec Tim, pris par ses répétitions et les cours de guitare.
Les sœurs Preston s'étaient d'abord convaincues que le départ d'Anna ne changerait rien à leurs rapports puisque l'aînée continuerait à passer le plus clair de son temps à la Pension, mais elles avaient oublié que leurs vies étaient agitées, et que si elles couraient après le temps, il leur faudrait aussi courir l'une après l'autre.
A vrai dire, Anna avait l'impression de tout manquer. Jamie lui faisait généralement un récit des péripéties de la veille ou du weekend mais il fallait se rendre à l'évidence, la jeune femme ne faisait plus partie du paysage comme avant. La Pension lui manquait, ses amis les plus proches lui manquaient et sa sœur lui manquait. Anna masqua cette vague de tristesse passagère en plongeant son visage dans sa tasse. Seuls ses yeux dépassaient et acquiesçaient silencieusement aux paroles de Lexie. Ce déménagement avait certes bouleversé ses habitudes de petite amie et de femme, mais aussi celles de grande sœur ultra protectrice. Cependant, en dépit de ses regrets, Anna se sentait chez elle -ou plutôt chez eux- dans le nouvel appartement, et elle appréciait le luxe ultime de n'avoir Tim que pour elle.

"Si j'étais toi, je laisserais Dunn gérer les éclairages... Je sais que ça peut tout changer mais tu as rempli ta part du deal... Il ne faudrait pas qu'il prenne de mauvaises habitudes et s'imagine que les Preston lui sont toutes dévouées... Ce serait d'autant plus ennuyeux que ce type n'a aucun goût." D'un signe de tête, elle indiqua l'emplacement de l'hideuse photo des derniers Nationals. Le photographe était un illustre inconnu qui avait opté pour un rendu haut en couleurs et en brillance plutôt que de saisir la fragilité des choristes et la douceur qui émanait de leur performance. La forme plutôt que le fonds. En fait c'était peut être là, la source de l'antipathie neutre mais avérée que lui inspirait le directeur du CdC : leurs visions de l'Art étaient incompatibles. "Il aura néanmoins besoin de toi s'il veut continuer à briller auprès de la Mairesse en gagnant le cœur des vrais amateurs d'art de la ville." Elle se décida enfin à quitter le buffet pour rejoindre sa sœur, glissant un dernier pain au chocolat entre ses dents. "J'ai quand même hâte de voir ce que ça va donner..." En dépit de leur statut de partenaires, les deux sœurs n'avaient pas eu le droit d'explorer le bâtiment ni d'en apprendre plus sur le programme mystérieux de la soirée.