Profondément agacée, je poussai un énième soupir. Définitivement, ce n'était pas mon jour. Ma mauvaise humeur, pour laquelle je n'avais aucune explication rationnelle, se voyait à des kilomètres. Je sentais bien le malaise s'installer entre les clients et moi, surtout depuis que ces derniers préféraient éviter de paraitre perdus plutôt que d'attirer mon attention. Je n'étais pas de ce genre de toute façon, j'aimais davantage que l'on vienne me solliciter plutôt que de me faire passer pour la fille envahissante que je n'étais pas. Et comme si tout ceci n'était pas assez, on m'avait assigné le rayon jeux vidéos, soit-disant parce que celui qui s'en chargeait était en voyage de noces. Qu'est-ce que ça pouvait bien me faire ? Je n'y connaissais absolument rien en jeux vidéos, et ce n'étaient certainement pas mes trois sœurs qui pourraient m'apprendre la différence entre un jeu d'action et un jeu de rôle. Ne jouait-on pas un rôle dans tous les jeux après tout ?
Occupée à ranger les produits qui trainaient un peu partout, je n'avais pas remarqué la grand-mère (peut-être ne l'était-elle pas, mais elle en avait l'âge, au moins) qui venait de m'apostropher de sa voix faiblarde et sans aucune intonation. "Excusez-moi mademoiselle, vous savez ce que raconte ce film ?" me demanda-t-elle en me tendant le DVD en question d'un geste tremblant et légèrement craintif. Les gens croyaient que c'était parce que je travaillais dans le rayon films, musique et instruments du magasin que c'était écrit allociné sur mon front. "Il y a un résumé au dos du DVD." me contentai-je de répondre. Je la gratifiai d'un sourire encourageant, qui s'évanouit aussitôt qu'elle tourna le dos, se transformant rapidement en grimace de mépris.

Voilà comment j'occupais mes week ends. Les adolescents normaux allaient au centre commercial pour embêter les vendeurs de leur mauvaise foi sans nom, moi j'en étais la pauvre victime. C'était le prix à payer pour que ma famille ne se fasse pas expulser, en attendant que mon père retrouve du travail. Bien plus qu'un geste altruiste de ma part, c'était surtout que je n'avais vraiment pas envie de finir par mendier dans la rue, abandonnant ma dignité dans un placard que je n'étais pas certaine de revoir. Impatiente de prendre ma pause, j'extirpai mon portable de ma poche pour consulter l'heure. Un nouveau message de Claire. Celle-ci me proposait de se rejoindre au centre commercial. Elle savait sûrement que j'y étais déjà, comme presque tous les jours, même si ce n'était pas pour les meilleures raisons qui soient. Dans un sens, son message tombait à pic, je n'aurais pas à passer mon temps à critiquer les passants dans ma tête, seule, une boite à salade à la main. J'entrepris donc de prendre ma pause déjeuner, puis de me changer rapidement. Il était hors de question que je sorte dans cet accoutrement de bouffon, j'en souffrais déjà assez au sein du magasin.

Quelques instants plus tard, je me surpris à être beaucoup plus rayonnante. Sûrement avais-je laissé ma bonne humeur au vestiaire, avec mes vêtements. Puis, je me dirigeai vers la Place Bellefontaine, là où Claire m'attendait apparemment. Lorsque j'arrivai, je n'eus pas de difficultés à lire la gêne sur son visage, tandis qu'elle refermait ce carnet dont elle ne se séparait que pendant les entrainements. Cette fille était étrange, tellement différente de moi, et pourtant elle semblait croire dur comme fer à notre amitié. Si seulement elle se rendait compte que je la fréquentais seulement pas intérêt. La seule raison pour laquelle je daignais lui accorder de l'importance, c'était sans doute parce qu'elle était l'une des plus susceptibles de réussir sa vie dans ce lycée minable. Et son objectif était noble : devenir designer de mode. Moi, je ne voulais absolument pas cracher sur une amie potentielle designer qui pourrait, à l'avenir, me refiler des vêtements gratuitement. Hormis ça, elle était sympathique, bien que sa présence ne me procurait pas plus de joie que ça.
Immédiatement elle me complimenta sur ma tenue. Je la remerciai d'un sourire tout à fait sincère cette fois, avant de prendre place à ses côtés. "Salut. Oui ça va, j'ai une heure de pause avant de reprendre le travail. Et merci pour le compliment, j'avoue que je suis particulièrement fière de cette jupe en dentelle."

Évidemment que j'avais un look irréprochable, ce serait quand même un comble qu'une Cheerleader ne sache pas s'habiller, même si la plupart du temps nous laissions chez nous les inégalités sociales, toutes forcées de porter cet uniforme complètement moche qui était l'objet de mes cauchemars les plus fous durant l'hiver. C'était comme si mes jambes étaient sans arrêt sous anesthésie. Pas étonnant que je puisse porter une jupe en dentelle en plein mois de mars sans que cela ne choque personne. "Qu'est-ce que tu dessinais ?" demandai-je, même si je le savais pertinemment. Son béguin pour ce rouquin, ça se voyait comme le nez de Rachel Berry au milieu de la figure. Mais j'aimais la mettre mal à l'aise. C'était mesquin, mais c'était moi. Et tôt ou tard, elle finirait par s'en rendre compte.