05. You've been given a second chance

Accoudée au bureau de son collègue, Charlie soupira à nouveau en réactualisant pour la énième fois la page Facebook du Journal. Quand son patron lui avait proposé de remplacer Gary Wilson, hospitalisé deux jours plus tôt pour des problèmes de cœur, la brunette avait littéralement bondi de joie : elle allait enfin pouvoir abandonner son rôle d’assistante –un travail tout à fait palpitant qui consistait à servir le café à ses collègues et à se battre contre la photocopieuse capricieuse- et s’attaquer à quelque chose de sérieux. Après plusieurs mois passés à observer ses collègues avec envie, elle avait enfin accès à un vrai bureau. Un ordinateur sur lequel travailler, de la paperasse à étudier, une tasse de café qu’elle n’était plus obligée de remplir elle-même, sa remplaçante Carrie s’en occupant à sa place… le pied intégral ! Charlie avait même enfilé une fausse paire de lunettes de vue pour l’occasion, histoire de gagner davantage en assurance et d’avoir véritablement l’air d’une journaliste. Certes, le remplacement ne devait durer qu’une quinzaine de jours tout au plus et elle devrait bientôt redevenir le larbin de toute la boîte, mais ce n’était pas important tant qu’elle pouvait travailler un minimum. Fière comme un coq –une poule, en l’occurrence- elle avait donc débarqué le matin même au Journal d’un pas conquérant, un trench dissimulant son tailleur de journaliste professionnelle autour de sa taille et une paire de lunettes de soleil sur son nez. Prenant bien soin de passer par le bureau de Jordan Avery, elle s’était arrêtée quelques secondes devant sa porte et avait glissé les lunettes de soleil sur le sommet de son crâne avant de lui adresser un clin d’œil. Elle avait gagné ! Charlie Watson-Brown avait gagné ! Elle était enfin une journaliste !

… Bien entendu, elle avait rapidement déchanté en prenant place devant son nouveau bureau et en découvrant que ce cher Wilson avait bouclé tous ses dossiers intéressants avant de partir. Les seules directives qu’il lui avait laissées étaient inscrites sur des post-it collés au-dessus de l’écran d’ordinateur, et il y avait définitivement trop peu de post-it au goût de Charlie. Si bien qu’après une matinée mouvementée pendant laquelle elle n’avait cessé de martyriser les pauvres touches de son clavier et un début d’après-midi passé dans les rues de Lima à interroger les habitants de la ville à propos d’une opération commerciale lancée récemment par la mairesse, elle n’avait plus rien eu à faire sinon se tourner les pouces. Et cela l’ennuyait. Terriblement.

Réprimant un nouveau soupir, l’ambitieuse remplaçante de Gary Wilson fit glisser son curseur sur la rubrique « Rumeurs & Potins en tous genres » de la page Facebook du Journal et commença à lire sans grand enthousiasme les commentaires des habitants. Nombreux d’entre eux avaient leur mot à dire sur les chorales de Lima et plusieurs remarques à propos des Awesome Voices firent sourire Charlie. Il y avait également des « Darryl Sherbrooke vient de demander Alyson Vaughan en mariage » ou encore des « Megan Morgan a vendu sa petite culotte sur eBay et en a gagné 50$ ». Aïe, voilà qui avait dû blesser l’amour-propre de cette chère directrice à l’égo particulièrement gonflé… Charlie esquissa un sourire puis se prit à son propre jeu et continua de faire défiler les potins. Un quart d’heure plus tard, après avoir lu plus de deux cents commentaires, la choriste jeta un coup d’œil à l’heure en bas à gauche de son écran d’ordinateur avant de décider de mettre à profit les vingt dernières minutes qui lui restaient. Se déconnectant du compte administrateur, elle créa en quelques clics une adresse mail puis utilisa cette dernière afin de créer une fausse identité sur le réseau social américain. Parfait, elle était à présent Elizabeth Halfpenny, une adolescente de seize ans d’origine britannique née dans l’Utah.

Avec son nouveau profil, Charlie s’abonna à la page du Journal et se mit à alimenter à son tour la page des potins. Elle pensa tout d’abord à lancer la rumeur du départ de Ruby Caldwell des Awesome Voices mais se ravisa : la dernière fois qu’elle s’était immiscée dans la vie de cette chère Caldwell, les retombées avaient été désastreuses. Non, il fallait quelque chose d’amusant mais qui ne blesserait personne. Une idée lui traversa alors l’esprit et un grand sourire se dessina sur ses lèvres. Elle savait exactement de qui elle allait parler. « Les airbags d’Ecaterina Robertson sont en plastique ! D’un petit B discret elle est récemment passée à un D tout à fait confortable. C’est son petit-ami Gale Hemmens qui doit être heureux ! ». En un clic, pouf ! C’était posté.

*

Avant de monter sur scène, Charlie vérifia une dernière fois son portable : cela faisait un moment déjà qu’elle guettait la réaction de Cat, mais elle n’avait toujours rien reçu. La rumeur qu’elle avait lancée deux heures plus tôt n’avait pourtant pas tardé à se répandre comme une traînée de poudre sur la toile, et en rentrant à la Pension Preston la jeune femme avait même dû supprimer le profil de cette chère Elizabeth Halfpenny de peur d’être percée à jour. Soulagée bien que sa petite rumeur eût été bon enfant, Charlie glissa son portable dans son sac à main qu’elle abandonna en haut des marches. Arrivée sur la scène, elle releva légèrement le menton et se dirigea vers le micro qui avait été installé pour elle. Comme tous les jeudis soirs depuis environ un mois, la jeune femme se rendait au bar-karaoké non pas dans le but de boire un verre avant de rentrer chez elle mais plutôt pour faire de la promotion pour les Second Chances à l’approche des Sectionals. La victoire de sa chorale lui tenait à cœur ; cette année, le trophée serait le leur ! Afin de s’en assurer, la brunette faisait tout son possible pour gagner le soutien de la ville, partagée entre les quatre chorales. Sa guitare demeurant son meilleur atout, elle avait convaincu Andrew Lockart de lui laisser quelques minutes de scène chaque jeudi soir afin de se produire sur scène et ainsi gagner l’approbation du plus grand nombre. Le serveur, bien que faisant partie des Awesome Voices depuis peu, avait finalement accepté après de nombreuses hésitations et depuis Charlie profitait de la scène toutes les semaines, à 19h tapantes.

La jeune femme saisit délicatement le micro qu’elle tapota légèrement de son index afin de vérifier qu’il fonctionnait. Rassurée, elle plaça correctement sa guitare devant elle puis adressa un sourire aux clients du bar. « Bonjour à tous ! Je m’appelle Charlie et je suis ici pour défendre les couleurs de ma chorale, les Second Chances. Vous nous connaissez probablement, ça fait plus d’un an que la chorale existe et nous avons déjà participé à quelques compétitions. Prochainement, nous participerons d’ailleurs aux Sectionals, qui déterminera l’avenir de notre chorale et que nous espérons donc remporter ». Charlie chercha le regard d’Andrew au bar et lorsqu’elle le trouva, elle ne put s’empêcher de lui adresser un clin d’œil –de toute évidence, leur complicité ne pouvait résister à un minimum de rivalité. « Alors si vous appréciez, n’hésitez pas à venir nous encourager ! ». Ses doigts se posèrent automatiquement sur les cordes, et les premières notes de True Love retentirent dans la salle ; comme d’habitude, elle avait choisi de faire honneur à l’univers musical privilégié par les Second Chances.

« For a second I was in control, I had it once, I lost it though and all along the fire below would rise. And I wish you could have let me know, what's really going on below, I've lost you now, you let me go but one last time ». Deux mois plus tôt, Charlie n’aurait peut-être pas choisi cette chanson qui lui aurait alors trop rappelé le passage à vide qu’elle traversait et sa culpabilité à l’égard de sa relation amoureuse avec Wyatt Pillsbury. Cependant il s’agissait à présent d’histoire ancienne, et se replonger quelques minutes dans ces moments de désillusion lui permettait de donner le meilleur d’elle-même malgré la douleur que cela pouvait faire ressurgir. « Tell me you love me, if you don't then lie, oh lie to me… ». Elle fronça les sourcils un instant puis ferma les yeux et se laissa bercer par les notes de musique qui s’échappaient de son instrument fétiche. « Remember once upon a time, when I was yours and you were blind, the fire would sparkle in your eyes and mine… ». Le silence était à présent complet dans la salle, seul l’instrument rompant délicieusement la quiétude environnante.

« So tell me you love me, if you don't then lie, oh lie to me. Just tell me you love, if you don't then lie, oh lie to me, if you don't then lie, oh lie to me. And call it true, call it true love… Call it true, call it true love… ». Elle ouvrit lentement les yeux et fixa un point invisible au fond de la scène, ne se laissant pas distraire pas les regards qu’on lui jetait. Ses doigts experts continuaient de caresser les cordes, de reproduire chaque note avec exactitude, jusqu’à ce que la musique ne s’éteigne finalement au terme de plusieurs secondes durant lesquelles Charlie avait été en parfaite osmose avec sa guitare. Elle poussa un léger soupir, puis son regard se détacha du mur au fond de la salle et elle adressa un sourire aux clients qui l’observaient. « N’oubliez pas : les Second Chances ». Elle hocha la tête puis quitta la scène et rangea sa guitare dans son étui avant de récupérer son sac à main et d’emmener tout son petit matériel au bar. Un couple ne tarda pas à prendre le relais sur scène, et le karaoké reprit de plus belle. « Un coca light s’il-vous-plaît » Commanda-t-elle auprès du barman. Jetant un coup d’œil à la salle, Charlie repéra Andrew au loin et lui adressa un  petit signe de la main. Le serveur la rejoindrait probablement quand il serait libre et en attendant, elle décida de profiter d’un petit moment de répit, sans doute bien mérité.